lundi 23 juillet 2012

Le voyage à travers les sphères de l’être intérieur d’après les Mawâqi’ al-nugûm d’Ibn ‘Arabi (Almeria 595/1199) .Denis Gril




Par Denis Gril


La vie et l’oeuvre d’Ibn ‘Arabi sont jalonnées de voyages terrestres et célestes, ou intérieurs. Nombre de ses oeuvres portent, dans leur titre même, la mémoire de ses parcours horizontaux et verticaux, comme le Isrâ’ ila l-maqâm al-asrâ “Le voyage nocturne vers la station sublime “ ou le Isfâr ‘an natâ’ ig al-asfar, “Le dévoilement des effets du voyage “. L’oeuvre centrale, à tous égards, les Futûhât al-makkiyya, constitue l’aboutissement du voyage par excellence, le pèlerinage à La Mecque, le retour au centre et sa reconquête, par l’illumination intérieure, auprès de la Kaaba, le Coeur de l’existence (qalb al-wugûd).
Tout cheminement spirituel, à partir de l’être corporel et ordinaire vers son propre être spirituel et sanctifié est en réalité le voyage de toute une vie. Ibn ‘Arabi, dans le livre dont il va être question, fait remarquer au disciple impatient que , lorsqu’on demanda à Gunayd, le grand maître des soufis de Baghdad au 3ème/9ème siècle, comment il avait atteint un tel degré, il répondit simplement : “en étant resté assis sous cet escalier (dans sa maison) durant trente années “

 Quant à Abû Yazîd al-Bistâmî, le grand maître de Hurâsân au début du 3ème/9ème siècle, Ibn ‘Arabi rappelle qu’ "il fut le forgeron de son âme 12 ans et le foulon de son âme 50 ans durant, puis il oeuvra 8 ans à couper la ceinture de son être extérieur et un an à couper celle de son être intérieur et qu’il dût, après cela, franchir encore quelques obstacles “.

 C’est de ce voyage progressif, à travers lumières et obscurités, joie et tristesse, réussites et dangers, qu’Ibn  ‘Arabi nous parle dans les Mawâqi’ al-nugûm, “Les couchants des étoiles “ . On reviendra dans un instant sur le titre complet et son sens.

Grâce à l’auteur, nous savons qu’il fut composé à l’attention de son disciple Badr al-Habasî, un affranchi éthiopien, durant le mois de Ramadan 595/1199 dans la ville d’Almeria, l’un des principaux centre de spiritualité d’al-Andalus à l’époque, sous l’influence d’Ibn al-‘Arîf et de ses successeurs. Ibn ‘Arabi avait atteint l’âge de 35 ans et sa pleine maturité spirituelle et intellectuelle, après avoir parcouru al-Andalus et tout le Maghreb, pour recevoir l’enseignement de nombreux maîtres . Ce traité est sans doute l’un des derniers de la première partie de sa vie, suivi de peu, vraisemblablement, par le ‘Anqâ mughrib fi sifât hatm al awliyâ ‘ wa-sams al-Maghrib, “Le Phénix occidental au sujet du Sceau des saints et du Soleil de l’Occident “.Cet ouvrage,  composé selon Gerald T. Elmore en 596, à Almeria également , traite des deux personnages par lesquels la sainteté doit être scellée et parachevée à la fin des temps, le sceau des saints et le Mahdî qui doit apparaître à l’Occident, dans leur dimension non seulement eschatologique, mais aussi microcosmique et intérieure.
Les Mawâqi’ al-nugûm font plusieurs fois allusion à la hiérarchie initiatique et aux plus hauts degrés de la connaissance. Cet ouvrage est destiné toutefois à un public plus large que le ‘Anqâ’ mughrib et appartient aux traités sur la voie spirituelle . Il concerne donc le voyage intérieur, selon un rythme particulier, comme nous allons le montrer, assez différent de celui des traités classiques de soufisme.. Au moment où il écrit, Ibn ‘Arabi vient de recueillir auprès de ses maîtres cet héritage . Il est frappant qu’il y cite un certain nombre d’auteurs comme Qusayrî ou Sulamî  , tout en affirmant par ailleurs, comme il le fait souvent, le caractère inspiré du livre : “Je reçois, dit-il, du Roi ce que m’apporte l’Ange “. Il y mentionne à plusieurs reprises et élogieusement Ghazâlî dont les enseignements lui ont été transmis par ses maîtres.

Son modèle et sa principale référence reste cependant Abû Madyan, mort près de Tlemcen en 594 H., l’année précédent la rédaction des Mawaqi’ al-nugum, “maître des maîtres de l’Occident” (sayh suyuh al-Maghrib), tout comme Abû Yazîd a été le maître des maîtres de l’Orient. A un stade crucial de sa vie, avant le passage d’Occident en Orient où il sera reconnu comme “le plus grand des maîtres “, Ibn ‘Arabi fait le point sur son expérience de la Voie et la transmet à Badr, son proche disciple. Il  accordait une importance toute particulière à ce livre, comme on le sait par plusieurs chapitres des Futûhât al-makkiyya. Il dit ainsi, dans le chapitre sur la pureté, à propos des huit membres concernés par elle :
“Nous en avons parlé exhaustivement et en précisant les lumières, les charismes, les demeures spirituelles, les secrets et les théophanies attachés à chacun de ces membres dans notre livre intitulé “les couchants des étoiles”. A notre connaissance, personne n’a écrit avant nous au sujet de la voie selon une telle ordonnance. Nous l’avons rédigé en onze jours Durant le mois de Ramadan dans la ville d’Almeria en l’an 595. Ce livre dispense du maître ou plutôt, le maître lui aussi en a besoin, car parmi les maîtres, il en est de plus ou moins haut rang. Or ce traité est au plus haut degré que puisse atteindre le maître. . il n’y a pas au delà de station dans cette Loi sacrée par laquelle nous avons été soumis à l’adoration de Dieu. Celui qui possède ce livre, qu’il s’appuie sur lui, avec l’assistance de Dieu, car son profit est immense. Ce qui me pousse à faire connaître son rang est le fait que j’ai vu Dieu par deux fois en songe m’ordonner : “Conseille mes serviteurs !”. Or ce livre est le meilleur conseil que je puisse donner et c’est Dieu qui assiste et en Sa main est la guidance. Nous n’y pouvons rien (laysa lanâ min al-amr say’). Iblis le Menteur, dit vrai à l’Envoyé de Dieu-Sur lui la grâce et la paix-lorsqu’il le rencontra et que ce dernier lui demanda :

-Qu’as-tu à dire ? (mâ ‘indaka).
-Sache, ô Envoyé de Dieu, répondit Iblis, que Dieu t’a créé pour la guidance et que tu ne détiens rien de la guidance et que Dieu m’a créé pour la perdition et que je ne détiens rien de la perdition.
Il n’ajouta rien, se détourna et les anges l’éloignèrent de l’Envoyé de Dieu “.

 Ce court dialogue entre le Prophète et Iblis exprime de la manière la plus claire possible la condition première de tout voyage intérieur. Nous savons par deux autres traités que l’auteur fit à propos du coeur en 597 à Bigâya, où avait vécu et enseigné Abû Madyan, un additif aux Mawâqi’. Il précise que cet ajout ne se trouve pas dans tous les exemplaires du livre qui avait déjà été largement diffusé . Cette précision nous fournit deux indications intéressantes : l’une sur la diffusion rapide et importante de l’ouvrage, l’autre sur le dernier parcours occidental d’Ibn ’Arabi qui la même année passe par plusieurs villes du Maroc avant de se rendre à Tunis auprès du sayh ‘Abd al-‘Aziz al-Mahdawi et de quitter définitivement l’Occident..

 L’ordonnance du Livre
Le titre complet:  Mawâqi’ al-nugûm  wa-matâli’ ahillat al-asrâr wa-l- ‘ulûm: “Les couchants des étoiles et les levers croissants de lune des secrets et des sciences “ fait allusion à l’évolution cyclique des astres lumineux. L’alternance de leur coucher et de leur lever suggère deux modalités de la connaissance, car le voyage n’a de sens que s’il produit à chaque étape une science nouvelle.

 Le plan de l’ouvrage, tel que l’annonce l’auteur après l’envoi (hutba) se présente ainsi :

·       1er degré  (martaba): l’assistance conférée par la sollicitude divine (tawfiq al-‘inâya)

·       1er couchant (mawqi’): l’assistance ou grâce divine: étoile de sollicitude divine se couchant dans le Coeur de l’imam régissant le monde visible = 1ère sphère : l’islam

·       1er lever (matla’): la conformité (wifâq ou muwâfaqa) :dernier croissant (hilâl mahâq) se levant dans l’âme de l’imam régissant le monde supérieur (gabarût et malakût ) = 2ème sphère : la foi (imân)

·       1er lever divin : premier croissant (hilâl irtiqâb), se levant dans l’esprit du pôle dans le monde intermédiaire de la Miséricorde et de la Rigueur (barzah al-rahamût wa-l-rahabût) = 3ème sphère :la perfection (ihsân).

·       2ème degré : la science de la guidance (hidâya)

·       2ème couchant, de la science (‘ilmî) : étoile de guidance se levant dans le Coeur de l’imam régissant le monde visible = 4ème sphère : l’islam.

·       2ème lever, de vision direct (‘iyânî), dernier croissant se levant dans l’âme de l’imam régissant le monde supérieur = 5ème sphère (imân) : lever des huit lumières saintes : soleil, croissant, lune, pleine lune, astre fixe, éclair, feu, lampe .

·       2ème lever transcendant et divin (illi wa-ilâhi ): premier croissant, se levant dans l’esprit du Pôle dans le mode intermédiaire de la Miséricorde et de la Rigueur = 6ème sphère (ihsân).

·       3ème degré : la science de la sainteté (‘ilm al-walâya)

·       3ème couchant de science : étoile de sainteté se couchant dans le Coeur de l’imam régissant le monde sensible = 7ème sphère (islâm) : couchant des sphères des huit lumières : ouïe, vue, langue, main, ventre, sexe, pied, coeur.

·       3ème lever de vertu (huluqî) : dernier croissant, se levant dans l’âme de l’imam régissant le monde supérieur = 8ème sphère (imân).

·       3ème lever transcendant et divin : premier croissant, se levant dans l’esprit du pôle, dans le monde intermédiaire de la Miséricorde et de la Rigueur = 9ème sphère (ihsân).

 De ce plan resort tout d’abord une hiérarchie tripartite des degrés ou étapes de la Voie : ‘inâya, hidâya, walâya : prise en charge par la sollicitude divine sans laquelle aucun progrès n’est possible, guidance et enfin sainteté . cette division tripartite se retrouve à l’intérieur de chaque degré dans les termes du hadith bien connu où Gabriel interroge successivement le Prophète sur l’islam, défini par les cinq obligations fondamentales de la religion et concernant les actes extérieurs ; sur la foi (imân), donc la perspective intérieure ; enfin sur la perfection (ihsân) consistant dans le remplacement de la vision que le serviteur cherche à avoir de Dieu par la vision de Dieu lui-même et aboutissant donc à la résorption de l’être contingent dans l’Être réel. Cette trois fois triple répartition donne 9 stades correspondant aux 9 sphères de la cosmologie islamique traditionnelle : les 7 planètes, la sphère des fixes et celle du ciel non étoilé. On remarquera aussi la répétition voulue des mêmes expressions : coucher, lever du dernier et lever du premier croissant, ce qui suggère que chaque degré commence par l’occultation d’une lumière stellaire dans le monde visible ou sensible du corps, suivi par le lever d’une lumière lunaire en fin de cycle et l’apparition du premier croissant marquant l’avènement d’un nouveau cycle de l’astre lunaire, symbole de la perfection humaine. La division tripartite est aussi celle des trois mondes mis en rapport avec les trois dignitaires de la hiérarchie initiatique. : l’imam de la gauche, correspondant au royaume ou monde sensible, l’imam de la droite, correspondant au monde céleste  (gabarût et malakût, selon l’ordre généralement privilégié par Ibn ‘Arabi ) et enfin le Pôle (qutb).
Par sa position centrale et axiale, il réunit les aspects divins opposés (ici rahamût et rahabût). On comprend donc la précision des Futûhât : le livre concerne aussi bien le maître que le disciple . On y trouve en effet de nombreux développements dont peuvent tirer parti tous ceux qui cheminent vers Dieu, à un degré ou à un autre, mais aussi des passages, souvent en prose rimée ou en vers, destinés, comme bien souvent dans les oeuvres du Cheikh, à la seule élite spirituelle.

 Il faut signaler enfin, et bien qu’Ibn ‘Arabi n’en explicite pas l’intention, que le début du titre Mawâqi’ al-nugûm est une expression coranique désignant symboliquement, selon Ibn ‘Abbâs , la descente fragmentée et successive (nugûman) des versets du Coran sur le coeur du Prophète, au fur et à mesure de sa mission terrestre. Nous verrons un peu plus loin la place que tient le Coran et sa récitation en particulier dans cet ouvrage. Les croissants de lune sont mentionnés dans le Coran, à propos du pèlerinage , voyage par excellence en islam, comme on l’a vu.
Selon Ibn ‘Arabi, cette particularité tient au fait que le pèlerinage, plus que tout acte d’adoration, est le lieu de la théophanie divine . Quant au premier croissant de lune (ici hilâl irtiqâb), son observation et sa vision pour déterminer le début du mois de jeûne symbolise, selon  Ibn ‘Arabi, “le lever du croissant de la connaissance à l’horizon des coeurs des connaissants, procédant du nom divin Ramadân” . Les croissants sont donc bien ceux des sciences et des secrets réalisés par le voyageur vers Dieu.

Il ressort donc de cette première analyse du titre que le voyage initiatique auquel Ibn ‘Arabi convie son disciple ne suit pas un tracé linéaire mais cyclique et ascendant, selon un rythme ternaire, par un jeu de correspondances entre les diverses phases de la progression spirituelle. Le recours à une symbolique astronomique situe d’emblée le lecteur, et donc le voyageur, au Coeur d’une réalité à trois dimensions : l’Homme, le Livre, le Cosmos, dans leur interdépendance et leur relation à Dieu. C’est respectivement dans le Coeur, l’âme et l’esprit de chaque imam situé au centre des neufs sphères que s’accomplissent le coucher et le lever des luminaires. Tout homme devrait donc pouvoir retrouver en lui-même la projection de ces lumières. Comme l’indiquent les trois phases de chaque degré: islâm, imân et ihsân, par l’intériorisation progressive de la pratique de la Loi et de la foi dans la Révélation, la vision de l’Adoré devient possible. Intériorisation et union ou plutôt l’extinction dans la contemplation constituent donc le viatique de l’itinérant vers Dieu. Voyons maintenant plus précisément en quoi il consiste .

La matière de l’ouvrage.
L’ordonnance de ce plan, si régulièrement structuré, ne donne toutefois qu’une idée imprécise du contenu réel des mawâqi’ al-nugûm. En effet la longueur respective des 9 chapitres est très disproportionnée, selon l’importance donnée par l’auteur à tel ou tel développement . On reviendra sur les deux notions de tawfîq et muwâfaqa, l’assistance de Dieu et la conformité à son ordre, qui occupent les deux premiers chapitres. Nous ne dirons rien du troisième dont la prose rimée et les deux poèmes exigeraient un examen plus attentif. Tout au plus peut-on remarquer qu’il y est fait allusion à la perfection muhammadienne et au Pôle, ce qui en explique peut-être le style hermétique . Ce premier degré (martaba) est relativement court (pp. 8-24).

Par contre la quatrième sphère, concernant la science dans tous ces aspects : sa relation avec la réalisation de l’unité divine (tawhîd), sa noblesse, la différence  entre la connaissance et la science (ma’rifa et ‘ilm)), question sur laquelle Ibn ‘Arabi reviendra à plusieurs reprises, dans les Futûhât notamment, en renvoyant aux Mawâqi’, occupe une place importante (pp.24-47).
Le sous-chapitre intitulé “les sciences de la félicité éternelle dont on a besoin dans la Demeure de Paix “ fait de la science le viatique dans la voie de l’au-delà. Il introduit un nouveau rythme, octénaire désormais .

Les objets de connaissance sont au nombre de huit (le nécessaire, le possible, l’impossible, l’Essence, les Atributs, les Actes, la science de la félicité, et celle du Malheur ). Du point de vue de la Loi sacrée, aux cinq statuts légaux (obligatoire, interdit, recommandé, déconseillé et licite) s’ajoutent les trois sources de la Loi (Coran, Sunna et consensus) . Les obligations légales (wazâ’if al-taklîf) s’imposent à huit membres (l’œil, l’oreille, la langue, la main, le ventre, le sexe, le pied et le cœur).
L’ensemble de ces sciences sous la forme de huit lumières qualifiées chacune par le nom d’un luminaire. A ces lumières correspondent des catégories d’hommes spirituels, des stations ou lieux cosmiques signifiés par ces lumières et leurs contraires, des obscurités ou défauts que ces lumières ont vocation à dissiper. Ceci donne le tableau suivant :

·       Lumières/Hommes spirituels/Stations/Obscurités

·       Lumière solaire/gens de connaissance/ qualités spirituelles /Obscurité de l’âme


·       Lumière du croissant/gens de vigilance/ Géhenne mineure/doute



·       Lumière lunaire/gens de méditation/géhenne majeure/distraction



·       Lumière de pleine lune/gens de conversation nocturne/ici-bas majeur/trahison



·       Lumière astrale/gens d’observance/ici-bas mineur/ignorance et confusion.



·       Lumière de lampe/gens de retraites/paradis majeur/obsession



·       Lumière ignée, gens de combats spirituels/paradis mineur/sottise et monde généré



·       Lumière de l’éclair/gens de science/qualités de l’âme/affirmation radicale de la transcendance.


Présentées selon un autre ordre, celui de la progression spirituelle, d’autres lumières, celles des hommes spirituels, sont mises en relation avec des œuvres spirituelles représentées comme des sphères évoluant les unes d’orient en occident ou l’inverse. Ces lumières glorifient Dieu dans huit sphères, évoluant chacune selon son propre mouvement et possédant chacune son coucher, son point équatorial et son lever . La plus haute de ces sphères, la lumière de l’éclair symbolise la réalisation du Tawhîd le plus pur et correspond du point de vue macrocosmique au lever du soleil à son occident à la fin du monde et, du point microcosmique, à l’extinction dans la contemplation (al-fanâ ‘ fi l-musâhada) . Tout ce passage nécessiterait une étude attentive . Notons, pour l’instant, qu’il s’ordonne autour des sciences ou lumières intérieures résultant de la progression sur la voie, selon la double dimension macrocosmique et microcosmique de l’être, jusqu’à sa résorption dans la lumière essentielle, éblouissante et fugitive, comme celle de l’éclair.

 Pourquoi une telle insistance sur le chiffre huit ? L’auteur ne dit rien à ce sujet mais on peut en trouver l’explication dans un verset du Coran de la sourate al-Hâqqa. Au moment où l’ordre cosmique s’effondre à la fin des temps, le ciel se fissure . « Les anges se tiendront sur ses côtés et porteront le Trône de ton Seigneur ce jour-là au-dessus d’eux huit (d’entre eux) »(p.22) . A propos de ce verset, le Prophète avait fait ce commentaire : « Et ils sont aujourd’hui quatre « . Le passage de quatre à huit ou du carré à l’octogone, représente le passage de la terre au ciel, de ce monde à l’autre ou encore, du point de vue du cheminement initiatique, de l’extérieur vers l’intérieur .
Dans la cinqième sphère, l’auteur fait prononcer à chacune des lumières un prône en prose rimée, suivi d’un poème. La sixième, dans le même style, fait allusion, comme  la troisième aux diverses catégories de la hiérarchie initiatique (pp. 41-50).

La septième sphère qui inaugure le degré de la sainteté est consacrée aux œuvres dont la validité est assurée par  la science dont il a été préalablement question dans la première sphère du degré précédent. Elle occupe la plus grande partie du livre (pp. 50-178) . Rattachant toute œuvre à son fondement coranique, Ibn’ Arabi remarque tout d’abord que les éloges attribuées par Dieu dans son Livre aux différents êtres, concernent leurs œuvres, alors qu’en réalité, c’est à Lui qu’en revient le mérite. Il signale ensuite que toute œuvre est mise en rapport dans le Coran avec une certaine station (maqâm) . Le voyage par les œuvres suppose donc le franchissement de toutes ces stations. Les œuvres sont par ailleurs accomplies par les huit membres constituant autant de sphères. A chaque membre correspondent des signes (‘alâmât) par lesquelles on reconnaît ceux qui l’ont employé à ses œuvres spécifiques, ainsi que des demeures spirituelles (manâzil) et des charismes (karâmât) d’ordre sensible ou spirituel, témoins de l’approfondissement intérieur de son usage . On reviendra précisément sur cette question de l’intériorisation des actes, sur laquelle repose l’essentiel du travail initiatique et donc le voyage intérieur . Mentionnons simplement, à propos de la vue, un passage important sur les huit modalités de dévoilement : à propos de l’ouïe, l’écoute non seulement de la Parole divine mais de tous les êtres du monde ; à propos de la langue, un développement capital sur la récitation du Coran, par le serviteur et par Dieu. La sphère du Cœur constitue évidemment le centre de l’ouvrage, car le cœur est le point de départ et d’aboutissement de toute orientation et voyage spirituels . Ce passage traite des connaissances supérieures, de la hiérarchie initiatique et de la relation entre le Cœur et l’univers, puis de plusieurs demeures dont le secret de la similitude entre Dieu et le monde, de l’ascension céleste et de l’héritage des prophètes dont sont gratifiés les itinérants vers Dieu, pour arriver en conclusion à l’idée que le cœur du connaissant, après ces voyages et ces ascensions, finit par devenir la Kaaba vers laquelle convergent les secrets divins .De voyageur, le Cœur devient le but du voyage . De même, le temps cyclique de la semaine et des mois s’ordonne selon ce Cœur, héritier de la prophétie et siège de toutes les manifestations des réalités spirituelles et des présences divines.

 Ce long chapitre s’achève par un retour à un discours beaucoup plus accessible à tout disciple, sur le cœur de l’invocateur.
L’invocation (dhikr) y est présentée comme le voyage par excellence, depuis la pratique des différentes formes de dhikr, jusqu’à l’extinction de l’invocateur dans l’Invoqué, puis de l’Invoqué dans l’Invoqué, car ce voyage est sans fin.
Les huitième et neuvième sphères sont traitées rapidement et l’ouvrage s’achève par quelques recommandations et une série de conseils extraits du Coran et intitulés Mawâqi’ al-nugûm al-furqâniyya . Pour  Ibn ‘Arabi,
La Révélation coranique ne cesse de ramener le voyageur vers son origine qui est la même que celle de la Parole descendue sur le Cœur.

 Entre Dieu et le serviteur : assistance providentielle et conformité à l’ordre divin.



Le retour, à la fin du livre, à des conseils tirés du Coran annonce la conclusion des Futûhât al-makkiyya qui, elles aussi, se terminent par un chapitre de conseils inspirés du Coran et de la Sunna et par des invocations extraites de la Révélation ou de la tradition prophétique . Cette conformité de l’écriture akbarienne aux modèles divin et muhammadien coïncide avec le premier fondement de la voie exposé au début des Mawâqi ‘. Selon ce dernier, rien n’est possible, à aucun moment du voyage, sans l’assistance divine ( tawfiq) . Ce terme d’origine coranique signifie le fait d’accorder les choses de telle manière que les conditions de la réussite soient réunies.Le serviteur de Dieu, ou le voyageur se trouve alors en accord (muwâfaqa)23 avec la volonté divine, qu’elle s’exprime par le Coran, la Sunna, la Loi ou sous un mode plus intérieur.
Le mouvement qui entraîne l’adorateur et l’itinérant vers Dieu ne procède donc pas de sa propre décision mais de la mise en place par la providence ou la sollicitude divine (‘inâya) des conditions nécessaires à ce départ. Le simple désir d’être ainsi assisté par Dieu procède de cette assistance (fa-inna irâdat al-tawfiq min al-tawfiq ) (p.12)

Dans sa forme la plus parfaite, l'assistance accompagne le serviteur à tout moment, dans « sa croyance, ses pensées, son secret intime, le lever de ses lumières, ses dévoilements, ses contemplations, ses entretiens intimes et tous ses actes «  ( p.12). Le tawfiq est plus précisément défini comme « une réalité spirituelle présente dans l'âme quand l'homme s'apprête à accomplir un acte quel qu'il soit et qui l'empêche de contrevenir à une limite fixée par la Loi, en accomplissant cet acte « . Il est donc lié à l'observance de la Loi sacrée, à sa conformité avec elle (muwâfaqa) par opposition à son contraire (muhâlafa) et, comme le rappelle le dialogue entre le Prophète et Iblîs, il procède de la seule grâce divine.

 Ces notions, simples en apparence, contiennent en réalité toutes les étapes du voyage et les plus hauts degrés de l'ascension, car aucune station ne peut être franchie sans le tawfîq, « clé de la félicité éternelle, guidant le serviteur vers le cheminement sur les traces prophétiques, le menant à l'acquisition des vertus divines «  . Il commence par l'apprentissage de la Loi et s'achève par la réalisation du tawhîd, de l'unité divine, non par soi-même mais par l'Unique lui-même. Le tawfîq se situe donc du côté des oeuvres que l'homme acquiert par son propre effort, même s'il est assisté en cela par Dieu ('amal, makâsib), tandis que son corolaire, la muwâfaqa, relève de la science et des dons divins ('ilm, mawâhib) .La conscience de cette assistance divine apprend à l'homme à reconnaître l'effet de la grâce, en lui-même, comme la reconnaissance de ses propres défauts, ou  à travers les autres, comme l'islam reçu par l'intermédiaire de ses parents (p.17). On voit donc quelles peuvent être l'efficacité et l'universalité d'une telle prise de conscience, développant une constante présence à Dieu, en soi-même et en toutes choses, à tel point que seul le Pôle peut embrasser d'un même regard et d'une même conscience l'efficience du tawfiq divin dans le monde (p.18)

Correspondances

 Conditionnés que nous sommes par le temps et l'espace, nous avons du mal à concevoir le voyage autrement que comme le déplacement d'un point à un autre, dans un temps donné . La Révélation « descendue «  dans un langage humain, ainsi que le Prophète, s'adressant à tous, ne s'exprime pas autrement .
Ibn'Arabi lui-même se conformant au modèle prophétique, parle de ses ascensions en termes d'espace, car l'expression des évènements intérieurs est nécessairement métaphorique . Toutefois le voyage intérieur est d'une autre nature que celui des corps, même si l'analogie joue  ici comme ailleurs.

En effet, de même que nous avons besoin de nos jambes ou d'un véhicule pour voyager, le cheminement initiatique requiert un moyen spécifique pour passer d'un état à un autre, d'un plan de conscience à un autre.
Le tawfîq joue ici son rôle, car il signifie étymologiquement trouver un accord entre deux choses. Mais c’est la correspondance entre deux plans ou l’affinité entre deux êtres (munâsaba) qui rend possible le passage, par l’analogie d’une forme entre des plans différents . « Tout le livre, dit Ibn ‘Arabi en parlant des Mawâqi’, repose sur la correspondance ; il n’indique de station spirituelle, sans qu’il n’y ait en celle-ci la forme dont la correspondance ne t’y fasse parvenir «  (p135). Au plus Haut degré, c’est ce qui rend possible la perfection humaine par analogie ou ressemblance (mudâhât) entre la forme divine et humaine, grâce à laquelle s’exerce le tawfiq en toute chose (cf.p.20) . Sur le plan du cheminement initiatique, le principe de la correspondance trouve son illustration dans le long passage de la 7ème sphère où sont énumérés les vertus et les charismes (karâmât) propres à chaque organe . L’intériorisation du regard, par l’analogie entre l’œil corporel et celui du Cœur, aboutit à tous les modes de perception, tels que le dévoilement (kasf, la perspicacité (firâsa) et la contemplation (musâhada). Une vertu comme le scrupule (wara’) est mise en relation avec le ventre, par le truchement de l’abstinence. C’est aussi le cas d’une entité spirituelle comme l’archange Mikâ’îl, traditionnellement connu comme chargé de répartir les subsistances octroyées par Dieu à chaque être . De même, la nourriture, par correspondance, peut être mise en relation, bien au-delà de sa signification ordinaire, avec ce par quoi toute chose subsiste et, en dernier ressort, l’Essence absolue, ou encore avec les œuvres d’adoration et la pratique des vertus, considérées comme nourritures de félicité. (voir pp. 119-20). La connaissance de cet organe explique également la multiplication de la nourriture par les prophètes et les saints . Le sexe, en tant qu’il appelle un partenaire masculin et féminin correspond à l’écriture du Calame sur la Table gardée et donc à l’origine du monde et des livres révélés, à la relation fécondante entre le maître et le disciple ou à tout autre forme d’hymen spirituel ; Il ne s’agit nullement ici d’une spéculation sur des symboles mais au contraire de modes opératifs de transformation intérieure. La capacité de certains êtres à marcher sur l’eau, à « replier » les distances ou à voler dans les airs n’est que le résultat  de l’avancée dans le monde suprasensible (malakût). La correspondance s’effectue donc dans les deux sens : d’abord de l’extérieur vers l’intérieur puis dans le sens inverse, à condition que le charisme s’accompagne d’une science en rapport avec son domaine propre . Un miracle sans connaissance n’est qu’illusion. Ibn ’Arabi conseille à celui qui aurait le don de marcher sur l’eau sans avoir acquis toutes les connaissances relatives aux secrets des eaux, de s’interroger sur la vertu qui lui a valu ce charisme et de prendre conscience de sa réalisation imparfaite, de sorte que les deux plans , cognitif et sensible, soient en parfaite correspondance (voir p.131.). Il est clair que pour le Cheikh, les miracles n’ont de sens  que s’ils apportent ou révèlent une science fondée sur la correspondance entre les différents plans  et degrés de l’Être. C’est ainsi qu’il évoque, à propos des charismes du cœur, certaines connaissances relatives à la hiérarchie initiatique, en vertu de l’analogie évidente entre le centre de l’être et le centre du monde (voir p.152).

Le Cœur est par excellence le lieu de toutes les correspondances puisque l’Homme est un noble résumé » muhtasar sarîf) de tout l’univers et qu’il est, par analogie avec le Livre, le lieu de rassemblement de tout ce qui est épars dans le macroscosme (pp.72-3) . Ces quelques exemples épars de correspondances permettent de comprendre que le voyage intérieur n’est jamais linéaire mais cyclique, c’est-à-dire fait d’incessants retours sur soi-même vers une nouvelle étape. Pour cela, le voyageur ne peut se passer de guide jusqu’à ce qu’il devienne son propre maître. Ibn ‘Arabi rappelle à plusieurs reprises la nécessité du maître, étant donné tous les risques d’illusion et de dispersion que risquerait à entreprendre seul un tel voyage celui qui ne maîtriserait pas sa monture, à savoir son âme (voir pp.56 et 165) . Lorsqu’il dit à propos des Mawâqi’ al-nugûm  que ce livre dispense du maître, tout en ajoutant aussitôt que le maître en a lui aussi besoin, il veut dire par là qu’il contient toute la science de la voie vers Dieu . Le maître véritable est celui qui a réalisé, à partir de son propre cœur et par l’intermédiaire de son corps et de ses correspondances, que dans « l’existence toute entière aucune chose n’est en harmonie avec une autre sans qu’entre elles deux existe une correspondance extérieure ou intérieure . Lorsque le sage, l’observateur attentif à la recherche, il la trouve . On raconte que l’imam Abû Hâmid al-Ghazâlî –Dieu lui fasse miséricorde-, l’un des chefs et des seigneurs de cette voie, qui défendait et professait le principe de correspondance, vit un jour à Jérusalem une colombe et un corbeau attachés l’un à l’autre par sympathie réciproque . Il se dit que leur union était due à une correspondance entre eux . Il fit vers eux un signe de la main. Ils partirent en marchant et il apparut alors que chacun d’eux boitait (p.96). Ibn ‘Arabi cite aussi l’exemple d’Abû Madyan dont la pensée s’attacha un moment à autre que Dieu.. Une personne marchait alors à ses côtés. Il en ressentit de la gêne, jusqu’au moment où il l’interrogea et s’aperçut que l’homme était un associateur . Comprenant la correspondance entre sa pensée et cette personne, il la quitta (pp.96-7). Seul un maître pleinement conscient de ce principe et de la vulnérabilité foncière de l’âme peut dans un tel cas se diriger lui-même.

 Sur la voie de la perfection

Si l’ouvrage s’adresse aussi bien au maître qu’au disciple, c’est qu’il ne cesse de donner accès à de multiples voies de perfection, à travers toutes les sphères de l’Être. Le recours au symbole des lumières célestes rappelle qu’à chaque phase de ce parcours circulaire et ascendant, le Cœur reçoit d’innombrables sciences et connaissances . Ibn ‘Arabi, à titre d’exemple sans doute, fait le décompte vertigineux à propos de la demeure de la théophanie du nom divin al-Samad (le sustenteur universel) de tous les degrés et lumières que reçoit   celui qui en fait l’expérience . Personne, dit-il n’a jamais parlé de cette demeure dans laquelle on ne peut entrer sans jeûner, invoquer la nuit, en retraite de 20 à 30 jours, dans l’attente de l’inspiration sacro-sainte et du souffle insigne du Tout-Miséricordieux (al-wârid al-aqdas wa-nafas al-rahmân al-anfas) .
On se reportera à l’énumération extrêmement précise et grandiose de toutes les modalités de connaissance que reçoit celui qui est gratifié d’une telle théophanie (voir pp.158-9). Ibn ‘Arabi ne cherche pas à impressionner son disciple et premier lecteur ni à lancer un défi à ses semblables. Il tient simplement à rappeler que la voie est faite d’œuvres et de dons et que les seconds sont sans commune mesure avec les premières. Alors qu’il n’emploie pas encore dans ce livre, comme dans la plupart des textes de l’époque andalouse, le terme d’Homme parfait ou universel (insân kâmil), tous les éléments de sa doctrine de la sainteté sont en œuvre dans cet ouvrage, même s’il faudra attendre les Futûhât al-makkiyya puis les Fusûs al-hikam pour que cette doctrine s’exprime dans toute son ampleur .

 La sainteté, ce sont tout d’abord des hommes qui ont parcouru avant l’auteur les voies de la perfection, qui ont plongé dans les océans célestes et en ont rapporté les perles qu’il nous retransmet . On a déjà signalé la place particulière qu’occupent dans ce texte les figures, orientale et occidentale, d’Abû Yazîd al-Bistâmî et Abû Madyan. Il est significatif que ce soit Abû Yazid qui révèle à l’auteur, dans une vision, qu’Abû Madyan a été investi de la fonction de qutb une ou deux heures avant sa mort (p152). Sahl al-Tustarî tient lui aussi une place particulière dans ce plérôme de saints. Ibn ‘Arabi rapporte de lui cet enseignement qu’il fait sien : « Le serviteur n’est pas connaissant par Dieu tant qu’il n’est pas savant par Lui et il n’est pas savant par Lui, tant qu’il n’est pas une miséricorde pour les créatures . Sahl ajouta : le ciel est une miséricorde pour la terre, l’intérieur de la terre est une miséricorde pour ce qui est à sa surface, l’autre monde est une miséricorde pour ce monde-ci, les savants sont une miséricorde pour les ignorants, les grands sont une miséricorde pour les petits, le Prophète – sur lui la grâce et la paix – est une miséricorde pour les hommes et Dieu – que sa gloire et sa majesté soient proclamées – est très-miséricordieux pour toute sa création «  (p27). Cette phrase  ne résume-t-elle pas l’essentiel ? Sahl enseigne le rapport hiérarchique entre la connaissance et la science qui sont obtenues par Dieu et non par soi-même . La connaissance informe sur la réalité des choses, mais la science apporte en plus la connaissance des relations entre les choses et les plans de réalité. La perspective de la correspondance n’est-elle pas ici annoncée ? Le saint est celui qui, comme al-Khadir, réunit les deux attributs divins qui embrassent toute chose : la science et la miséricorde (cf. Coran 18 :65). Le saint est aussi l’héritier des prophètes et du Prophète, jusqu’à devenir le « Muhammadien accompli « (al-Muhammadî al-mukammal, p.154) . Cette donnée fondamentale parcourt tout l’ouvrage comme toute l’œuvre akbarienne. La citation de Sahl suggère également le caractère englobant de la sainteté, tout comme la Révélation embrasse toute la réalité dans sa double dimension divine et créaturelle. ; C’est pourquoi il importe, comme Ibn ‘Arabi le conseille à son lecteur, de connaître tous les aspects du Coran, tels que les révèlent ses divers qualificatifs, ainsi que toutes les formes de récitation (tilâwa) que seul peut véritablement réaliser le serviteur total ou universel (al-‘abd al-kullî) (pp.87-94) . Seule l’immersion dans le Coran et l’imitation (ittiba’) du Prophète confère l’attitude appropriée en toute chose et dans l’ordre de la connaissance en particulier . L’adab occupe également dans cet ouvrage une place importante, comme pendant à la notion de muwâfaqa, car il est le propre des savants pat Dieu et des sages qui savent mettre toute chose à sa place. Remarquons enfin, la question de la sainteté, dans cet ouvrage comme dans toute  l’œuvre d’Ibn ‘Arabi, étant inépuisable, que ce qui fait l’unité de ce livre aux directions si multiples, c’est son auteur lui-même qui visiblement a embrassé et même dépassé l’ensemble des connaissances qui provoque notre émerveillement, notre vertige et peut-être aussi un immense sentiment de faiblesse chez le lecteur qui aspire à goûter, ne serait-ce qu’à une toute petite part, du fruit de cet arbre.

 Pourtant cette œuvre nous parle et nous touche. Elle agit en nous et autour de nous. La raison en est double. La fonction du Maître, comme Ibn ‘Arabi en a reçu l’ordre, est de conseiller. Ce devoir de conseil (nasîha) découle d’un héritage et d’un devoir prophétique : transmettre le message (tabligh al-risâla), expression qu’il emploie à son sujet (p.19) et pour qualifier tous ceux qui sont renvoyés vers les hommes dans la présence de la distinction (hadrat al-tafrîq) pour aider les hommes à distinguer en eux-mêmes et autour d’eux ce qui est et ce qui n’est pas . Un tel homme est, du point de vue de la réalité essentielle, dans un parfait repos (sâkin)e et, du point de vue du monde, en mouvement perpétuel (mutaharrik) (p.39).

La réalité de cet homme, comme le rappelle l’auteur, est inaccessible ; il est le Soufre rouge et l’Elixir suprême (al-kibrît al-ahmar wa-l-iksir al-akbar) (p.138), insaisissable et agissant. Ibn ‘Arabi par ailleurs ne nous parle pas que des saints du passé, mais établit au contraire un parallèle entre ceux d’autrefois et ceux de son temps : Râbi’ a al-‘Adawiyya, Gunayd et Abû Yazîd d’une part et « à notre époque Abû l-‘Abbâs Ibn al-‘Arîf, Abû Madyan et Abû ‘Abd Allâh al-Ghazzâl (le successeur d’Ibn al-‘Arîf à Almeria ) »(p.171).

De ses contemporains, il parlera amplement dans le Rûh al-quds rédigé en Orient pour faire connaître aux orientaux la valeur des maîtres occidentaux. C’est dire que la sainteté pour lui est toujours actuelle, aussi présente que la Révélation et la prophétie et que l’est aussi, ce livre sur lui en est la preuve, l’auteur des Mawâqi’ al-nugûm

 Denis Gril





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