dimanche 2 septembre 2012

Sagesse céleste - Par le Cheikh Al 'Alawi

 
 
 
 
Ne pas suivre l'enseignement du guide et se laisser entraîner par leurs passions : voilà ce qui les empêche de Le rejoindre.

Autrement dit, c'est parce qu'ils ne suivent pas les instructions d'un maître réalisé ni ne fréquentent les connaissants qu'ils ne peuvent Le rejoindre. Ils ne veulent pas rentrer par la porte[1] et préfèrent suivre la voie en fonction de leurs propres idées. J'ai dit en ce sens :

S'ils n 'ont pu Le rejoindre, c'est pour avoir négligé

Les principes de la voie et s'en être remis à leurs propres idées.

S'ils étaient sincères avec Dieu, ils en retireraient le plus grand bienfait (47, 21).

Et s'appliqueraient à voyager vers Lui, sans rencontrer aucune difficulté.

Car II est plus près d'eux-mêmes qu'ils ne le sont, en réalité;

Il est seul, il n'y a rien en dehors de Lui, et II n 'a pas d'associé.


En réalité, tout croyant souhaite rejoindre Dieu, mais il veut le faire à sa façon et non comme le veut son Seigneur. Facilite-toi la vie, mon pauvre ami, car tu as perdu ton chemin.

S'ils suivaient la voie et recherchaient le guide, conformément à la parole du Prophète : « Recherchez le compagnon avant d'entreprendre le voyage[2] », ils se rendraient compte que Dieu est plus proche de celui qui veut Le rejoindre qu'il ne l'est lui-même. Mais comme ils se contentent de ce qu'ils ont et ne suivent que leurs propres idées, Dieu les a égarés malgré leur science[3], et les a laissé se prendre en charge. Ils ont ainsi fini par ne se référer qu'à eux-mêmes et prendre leur passion comme Dieu[4], se satisfaisant de l'état de séparation et de privation qui est le leur. Tu les vois sous-entendre qu'ils disposent de la réalisation spirituelle et de la connaissance, alors qu'ils ne font que passer d'un doute à l'autre.
Que Dieu nous guide, les musulmans et nous-mêmes, vers le bien-être spirituel et matériel ! Amen !

De la nature du maître éducateur[5] et des qualités du disciple.

Celui qui n'a pas été éduqué par des gens éduqués corrompt ceux qui le prennent pour guide.

L'auteur indique ici qu'un maître est indispensable à l'aspirant pour suivre la voie. Il lui en fera comprendre les modalités, lui expliquera comment se présenter devant Dieu et se détourner de tout autre, et l'amènera à prendre conscience de la bêtise et de l'aveuglement de son âme. Celui qui n'a pas de maître pour le guider risque d'aboutir à une impasse. Abu Alî al-Thaqafï a dit : « Quand bien même un homme qui aurait fréquenté toutes sortes de gens réussirait à réunir toutes les sciences, il ne pourrait atteindre ce qu'ont atteint les Hommes sans se placer sous la direction d'un maître, d'un imam ou d'un éducateur au langage sincère. » Celui qui n'a pas été éduqué par quelqu'un qui a eu autorité sur lui et lui a montré les vices de son âme et la bêtise de son comportement ne peut guider les autres, du point de vue de l'éducation spirituelle. Autrement dit, celui qui s'est contenté dans la voie spirituelle de ses raisonnements et de son point de vue, mais prétend être arrivé à quelque chose sans guide pour le diriger va à sa perte et nuit également aux autres, et c'est ce à quoi fait allusion l'auteur lorsqu'il parle de corruption. Celui qui n'a pas eu de maître pour le diriger dans la voie n'est qu'un enfant trouvé[6]. La plupart des gens ont une opinion tellement haute d'eux-mêmes qu'ils ne veulent pas se placer sous la direction du maître spirituel. Ils préfèrent penser que leur cas est très particulier et fait exception à la règle. Certains se disent que leur guide dans la voie sera al-Khidr[7] ; d'autres pensent que ce sera peut-être l'envoyé de Dieu lui-même qui les guidera et les fera progresser dans la voie, ignorant que ce dernier leur a prescrit d'avoir recours à un intermédiaire[8]. C'est la haute opinion qu'ils ont d'eux-mêmes qui les a coupés de Dieu et des gens qui Lui sont rattachés[9], eux qui ont pourtant suivi jusqu'au bout la formation spirituelle dispensée par des maîtres fins connaisseurs des besoins spirituels et des spécificités de chaque aspirant. D'où est venue à ce prétentieux l'idée que le Prophète, depuis l'immense degré qui est le sien, doive prendre en charge directement son éducation, alors qu'il sait très bien que Dieu a coutume d'avoir recours aux moyens intermédiaires dans Sa création, et que sans eux rien ne peut fonctionner ; on dit même que « sans le médiateur, ce qui dépend de lui disparaîtrait[10]. » Si les choses étaient ainsi, et l'on sait bien qu'il n'en est rien, pourquoi donc certains compagnons du Prophète en auraient-ils initié d'autres[11] ? Il est bien connu que c'est ainsi que procédèrent les compagnons, de même que la génération qui suivit, comme les chaînes de transmission l'attestent. Seules leurs prétentions les empêchent d'acquérir l'éducation auprès de ses détenteurs, prétentions qui excluent toute possibilité de repentir ; en effet, on dit que la porte du repentir est toujours ouverte, sauf pour le prétentieux qui la voit se fermer devant ses yeux car il refuse de renoncer à ses prétentions en se confiant à autrui[12]. Et ne pense pas que l'éducation dont parle l'auteur se borne à imiter le Peuple extérieurement ; en réalité, l'éducation englobe jusqu'à l'intériorité la plus profonde, c'est-à-dire les convenances à respecter par le sage lorsque son Seigneur Se manifeste à lui. Cette dernière sorte d'éducation n'est connue que de celui que Dieu a pris en charge et qui a reçu l'inspiration lui permettant de la prendre à sa source même. Les convenances que l'aspirant doit observer à l'égard de Dieu consistent à disparaître de la table de l'existence tout en respectant les limites fixées ; or, cela ne s'apprend pas dans les livres, mais doit être « goûté » ; ceux qui savent de quoi il s'agit voient les mines de connaissance que recèle cette sorte d'éducation, qui se reconnaît à des signes bien caractéristiques. Dieu a dit (2, 189) : Entre% dans les maisons par la porte ! Toute personne qui se rattache à la voie doit donc se demander si elle a acquis quelque chose de cette science spirituelle ou non ; si c'est le cas, qu'elle fasse tout pour la préserver, mais sinon, qu'elle ne se leurre pas elle-même, car demain est un autre jour et c'est aujourd'hui qui compte, quand les réalités sont mises à l'épreuve afin de distinguer le faux de l'authentique : Ce jour-là, l'homme dira : « Où fuir ? » Mais non ! Il n'existe aucun refuge (75, 10-11). A quoi sert-il d'avoir des prétentions spirituelles ? Ce jour-là, elles feront le malheur du prétentieux. Un connaissant écrivit ceci à 'Umar Ibn Abd al-Azîz pour l'édifier :
« Aie peur des menaces divines et fais attention à Ses mises en garde. Agis en fonction de tes fins dernières, car la nouvelle que la mort t'apportera sera parfaitement sûre. » « De terribles frayeurs et d'épouvantables réalités te font face, et tu ne peux y être indifférent, car soit tu en réchapperas, soit tu iras à ta ruine. Sache que pour en réchapper, il faut se demander des comptes à soi-même, et non rester insouciant en ce monde ; pour être sauvé, il faut agir en fonction de ses fins dernières, et non obéir à ses passions. Celui qui fait preuve de patience et d'indulgence réussit ; celui qui craint son Seigneur a la foi ; celui qui a la foi réfléchit ; celui qui réfléchit constate ; celui qui constate comprend, et celui qui comprend connaît. Lorsque tu trébuches, reviens à ton Seigneur, et quand tu regrettes, renonce. Lorsque tu ignores quelque chose, demande, et si tu te mets en colère, contiens-toi. »

Retiens bien cette exhortation, mon frère, et occupe-toi du présent, car l'Observateur voit tout : Quand bien même il s'agirait d'une peccadille aussi petite qu'un grain de moutarde, Nous la présenterions. Nous savons faire les comptes (21, 47).

Celui qui ressent une perte de considération pour son maître n'en a rien appris.

Il n'en a rien appris, que cette perte de considération soit fondée sur quelque chose de réel ou non ; en effet, comme le dira l'auteur plus loin : « Le maître, c'est celui auquel tu donnes l'entière priorité, et pour lequel tu ressens en ton for intérieur une immense considération. » Celui qui ne donne pas l'entière priorité à son maître, et ne ressent pas une extrême considération pour lui, le voyant comme le guide vers Dieu et la seule porte par laquelle il pourra entrer en Sa Présence, et le considérant comme un parfait connaisseur de ses besoins spirituels, ne pourra en tirer profit, conformément à ce que dit Ibn 'Arabî al-Hâtimî dans ses Futûhât :

La vénération du maître provient de la vénération de Dieu ;

Mets-la en pratique, par respect des convenances, pour et par Dieu.

Ils sont les guides et leur proximité de Dieu

Les aide à guider les autres, avec le soutien de Dieu.

Ils sont les héritiers de tous les prophètes de Dieu,

Et c'est pourquoi ils ne parlent que par Dieu.

Lu verras qu'ils ressemblent aux prophètes de Dieu,

Qui, dans leur combat, ne demandent à Dieu rien d'autre que Dieu.


L'aspirant se doit de ne prêter attention qu'aux belles qualités de son maître, et ne doit surtout rien lui objecter s'il veut tirer profit de lui. L'auteur de la 'Ayniyya l'a joliment dit :

Si le destin t'est favorable ou que le décret t'amène à rencontrer

Un maître virtuose et vivant dans la réalité,

Recherche son agrément et conforme-toi à sa volonté,

Lit abandonne tout ce que tu faisais par le passé.

Sois avec lui comme le mort qu'aux mains du laveur on a confié.

Ce dernier manipule un corps qui ne saurait lui résister.

Ne lui objecte rien concernant ses affaires privées,

Affaires que tu ignores, car c'est entrer en conflit que d'objecter.

Accepte de sa part tout ce que tu vois, et ce malgré

Des apparences contraires à la Loi : tu risquerais de t'égarer.


L'histoire du noble Khidr, à ce sujet, mérite d'être rappelée ;
Il tua un jeune homme, alors que Moïse voulait l'en dissuader. Lorsque parurent au grand jour les raisons secrètes qui l'avaient motivé, et que le sabre qui coupait court à tous les arguments eut été dégainé, Moïse, l'interlocuteur de Dieu, lui demanda de l'excuser. La science des gens est semblable : elle contient des merveilles en quantité.
Si l'aspirant n'est pas capable de se plier en toutes circonstances aux décisions de son maître, alors il vaut mieux pour lui s'en séparer. On raconte que Junayd fut questionné par l'un de ses disciples, qui critiqua la réponse qui lui était faite ; Junayd rétorqua alors : Si vous ne me croyez pas, laissez-moi (44, 21). On a même été jusqu'à dire que «celui qui demande à son maître : "Pourquoi ?" ne réussira jamais », mais cela, uniquement dans le cas d'un comportement polémique et entêté. Sinon, dans le cas où le disciple souhaite obtenir des éclaircissements afin d'être rassuré, il est légitime et même nécessaire de les demander, car Moïse lui-même a demandé (7, 143) : «Seigneur, montre-Toi à moi pour que je Te voie ! »

En résumé, le maître, c'est celui dont les allusions spirituelles pénètrent profondément en toi, dont les enseignements produisent un fort effet sur toi, qui te dirige à l'extérieur comme à l'intérieur, à tel point qu'en sa présence, il ne reste plus de toi que le nom ; celui que tu suis lorsqu'il t'appelle et dont tu appliques les conseils. Lorsqu'il te dit d'avancer, tu ne fais pas marche arrière, et lorsqu'il te jette dans le brasier, rien ne te paraît meilleur que l'ordre qu'il t'a donné. C'est ainsi que l'un des amoureux s'est exclamé :


Et s'il lui plaisait de fouler ma joue de son pied,

Je poserais ma tête sur le sol sans me dérober.


Tous ses actes et toutes ses paroles sont plus doux pour toi que le miel. Voilà ce qu'est le maître dont tu profiteras, et s'il ne produit pas cet effet sur toi, tu n'en retireras rien. Celui qui ressent une perte de considération pour son maître se doit de traiter cette maladie par le repentir et la contrition ; il doit en informer le maître, s'abaisser et s'écrier :

Je me suis présenté à eux le visage couvert, mais ils m'ont démasqué.

Aujourd'hui je me repens, mais vont-ils m'accepter ?

Je passe mon temps devant leur porte à attendre qu'ils ouvrent,

Mais à chaque fois que je les rejoins, ils me repoussent ;

Moi, ils me repoussent, tandis qu'ils laissent les autres approcher.

Voilà pourquoi je ne vais plus tarder à décéder.

Je n 'étais pas digne de l'union, mais

C'est vous qui me l'avez fait désirer.

On me disait : « Sois le bienvenu ! », lorsque je venais,

Mais aujourd'hui on me ferme la porte au nez.

Guérissez le pécheur qui veut s'approcher,

Espérant votre pardon, alors faites preuve de bonté.

Ma commotion m'a fait sombrer dans les océans de la passion ;

Cela fait longtemps que je les désire, mais ils ne me prêtent aucune attention.

Ô mon âme, demande de l'aide et gémis !

Malheur à moi, mes bien-aimés ne veulent pas de ma compagnie !


Celui qui respecte les conditions requises sera certainement accepté. Le maître le prendra par la main et le guérira, s'il s'agit d'un médecin vraiment qualifié, de sorte que l'aspirant sera délivré du mal qui l'atteint. Sinon, il dira au revoir en toute tranquillité à l'assistance et aux bénéfices spirituels, et sa fréquentation du maître ne fera que l'éloigner chaque jour un peu plus ! Que Dieu nous en garde ! L'aspirant sait mieux que quiconque ce qu'il porte en lui-même.

Évidemment, tout ceci est dit en supposant que le maître est quelqu'un dont l'action conduit manifestement ses disciples à des illuminations et à l'acquisition de connaissances spirituelles, car s'il ne connaît de la voie que le nom et ne fait que parler de la réalité spirituelle, il ne faut au contraire pas attendre pour s'en séparer, mais le faire dès que possible, si le disciple veut avancer et cherche vraiment à rejoindre Dieu.

Sharîshî l'a joliment dit dans sa Ra'iyya :

Le maître se reconnaît à des signes et, en leur absence,

Conclus-en qu'il ne voyage de nuit qu'à travers ses passions.

S'il ne dispose ni de l'extérieur ni de l'intérieur de la science,

Abandonne-le et jette-le dans l'océan profond.

S'il possède bien quelque chose de ces deux connaissances,

Mais qu'il ne les réunit pas à la perfection,

Quand le médecin, de la gravité de la maladie n'a pas conscience,

Alors le malade court certainement à sa destruction.

Le maître ne se manifeste que contraint par les circonstances,

Lit l'étendard de l'assistance divine flotte alors au-dessus de lui.

A tel point que même les chefs s'empressent autour de lui avec une telle sincérité

Qu'elle ferait apparaître de la verdure dans un désert de rochers.

On le reconnaît au fait que les passions ne peuvent le dominer.

Sa vie en ce monde est repliée tandis que celle de l'autre monde est déployée.

Mais s'il ne cherche qu'à accumuler les biens pour les consommer,

Il ne faut pas le fréquenter, pas même le temps d'une journée.


Être au service d'un maître n'est pas un simple acte de piété, et de toute manière c'est Dieu qui est l'objet de toute adoration. Si l'on doit les servir, c'est aussi pour qu'ils éclaircissent la nature de la voie et montrent comment arriver à Dieu, jusqu'au moment où le maître peut dire au disciple : « Te voilà avec ton Seigneur ! » Voilà pourquoi il faut les fréquenter, se mettre à leur service et s'abaisser devant eux. Sinon, pourquoi faudrait-il les servir ? Si c'est juste pour la baraka, alors de nombreux livres nous ont déjà parlé des œuvres de piété et des bonnes actions surérogatoires : l'aspirant peut se référer à n'importe lequel de ces livres, concernant ce sujet. La fréquentation du maître ne s'impose qu'à celui qui veut aller plus loin. Quant à la généralité des musulmans, le fait qu'ils puissent servir des maîtres ne transmettant que la baraka ne peut en rien leur nuire, à condition que cela les fasse progresser et qu'ils en tirent réellement quelque chose dans le domaine des règles de la religion et du bon comportement qui est de rigueur à l'égard de tous les musulmans, contrairement à ce que l'ont peut voir à notre époque. Il arrive en effet qu'un disciple, avant de se rattacher à la voie du soufisme, éprouve de l'amour pour tous ses adeptes ; jusqu'au jour où, se rattachant à un groupe particulier, les autres groupes en viennent à lui paraître inférieurs : un tel disciple aurait mieux fait de ne jamais s'affilier au soufisme, car il est ainsi sorti des limites fixées par Sa Parole : En vérité, les croyants sont frères (49, 10).


Le maître, c'est celui auquel tu donnes l'entière priorité, et pour lequel tu ressens en ton for intérieur une immense considération.

Le maître dont tu pourras bénéficier, c'est celui auquel tu donnes l'entière priorité en toute chose, et pour lequel tu ressens en ton for intérieur une telle considération qu'à tes yeux, nul n'est plus important que lui. Si tu n'es pas capable d'avoir un tel point de vue, il te sera probablement difficile de recevoir son influx spirituel. Sharîshî a dit ceci :

Ne va pas à lui tant que tu n 'es pas totalement certain

Qu'il s'agit d'un maître éducateur sans égal parmi ses contemporains.

Si tu tournes tes regards vers un autre que lui,

Son influx spirituel ne saurait diffuser dans ton être.

Ne t'oppose jamais à lui, car sinon ton éloignement est garanti.

Celui qui critique la haute montagne, elle qui est bien à l'abri,

Voit par ignorance des défauts là où il n'y a que perfection.

Celui qui n 'est pas en harmonie avec son maître, quant à ses convictions,

Persiste à marcher sur des pierres brûlantes, de par son opposition.

L'homme simplement raisonnable ne saurait être heureux qu'avec lui,

Alors même que la nuit est à la raison ce que l'aurore est à la pure vérité.

Lin présence du maître, ne t'intéresse à rien d'autre que lui,

Lit ne t'avise jamais de le regarder de travers.


Celui qui ressent la moindre perte de considération pour son maître n'en bénéficiera pas, car le maître est un ambassadeur de Dieu auprès de l'aspirant ; il est la porte pour accéder à Dieu, et il n'y a pas moyen d'entrer en Sa Présence sans passer par cette porte. Alors, sois toujours plein de vénération pour lui, toi l'aspirant, et ne lui manque jamais d'égards, car cette vénération que tu lui témoignes est une façon de vénérer Dieu, conformément à la parole du Prophète : « Soyez déférents avec les maîtres (mashâykh), car c'est une façon pour vous de glorifier la majesté de Dieu[13]. » Ibn 'Atâ' Allah dit dans ses Latâ'if al-minan : « Seul un saint auquel Dieu t'a amené et qui est manifestement un élu peut te servir de guide... L'élection dont il est l'objet efface à tes yeux l'individu charnel qu'il est aussi. Tu dois te placer totalement sous son obédience et suivre la voie qu'il t'indique ; il te dévoile alors les bassesses de ton âme, ses recoins et ses oubliettes ; il t'amène à l'union avec Dieu et t'enjoint de délaisser tout autre que Lui ; il t'accompagne dans ton parcours initiatique. En t'indiquant les nuisances de l'ego, il t'apprend à te méfier de celui-ci et à te fuir toi-même ; en te révélant les bienfaits que Dieu te prodigue, il t'incite à aller sans cesse vers Lui, à Lui adresser ton action de grâce et à te recueillir constamment en Lui.

Le personnage que vous me décrivez là, me diras-tu, est plus rare encore que le Phénix ! Où est-il donc ? Sache que ce ne sont pas les guides qui manquent ; seule fait défaut la pureté d'intention de celui qui les cherche : sois sincère, tu trouveras à coup sûr un maître ! En témoignent ces versets : N'est-ce pas Lui qui répond à celui qui L'implore poussé par un impérieux besoin de Lui (27, 62) ? Il serait vraiment préférable pour eux d'être sincères avec Dieu (47, 21). Si tu avais autant besoin d'un guide spirituel qu'un assoiffé a besoin d'eau ou un homme effrayé de sécurité, tu t'apercevrais que ce maître est plus proche de toi que ta propre quête ! Si tu cherchais Dieu comme une mère peut chercher son enfant perdu, tu Le trouverais très proche et prêt à t'exaucer ; tu te rendrais compte que parvenir à Dieu n'a rien d'impossible et qu'il te facilite les choses dans ta démarche. »

Sache qu'on a écrit beaucoup de choses sur les nombreuses convenances que doivent respecter aussi bien l'aspirant que le maître. Abu al-Qâsim al-Qushayrî a notamment écrit : « L'aspirant ne doit jamais être en désaccord avec son maître, pas même le temps de prendre une bouffée d'air. S'il s'oppose au maître ne serait-ce que le temps d'une respiration, ouvertement ou en secret, il verra rapidement survenir des choses désagréables. » Abu l-Abbâs disait : « N'oublie pas de parler à ton maître de tout ce qui te vient à l'esprit, qu'il s'agisse de bonnes ou de mauvaises actions, quand bien même surgiraient en toi mille idées à chaque heure, et quand bien même tu l'ennuierais avec cela pendant mille heures, afin qu'il te prescrive de quoi guérir ou qu'il t'en délivre par sa seule force spirituelle. J'ai connu un maître qui avait suivi l'enseignement des compagnons de notre maître, l'imam, la couronne des connaissants, Abu Muhammad Abd al-Azîz Ibn Abî Bakr al-Qurashî al-Mahdawî ; un jour que je me trouvais avec lui, l'un de ses disciples vint le voir une fève à la main et lui dit :

Sîdî, j'ai trouvé cette fève ; que dois-je en faire ?

Garde-la et sers-t-en pour rompre le jeune, répondit le maître. Je lui demandai alors :

Sîdî, il faut même te parler d'une fève ?

— Mon enfant, s'il s'opposait à moi en pensée, ne serait-ce que le temps d'un clin d'œil, il ne réussirait jamais. »

L'aspirant respecte les convenances et détient des qualités qu'on trouve rarement chez les gens ordinaires. Ces qualités, qui sont une grâce divine, lui permettent de bien se comporter non seulement avec le maître mais également avec tous ceux qui méritent le respect, à quelque titre que ce soit. L'auteur en dira quelque chose à la fin de ce chapitre.


Le véritable maître, c'est celui qui te forme par sa façon d'être, t'éduque par son simple silence, et dont l'illumination éclaire ton intérieur.

L'auteur en vient maintenant à définir ce qu'est ce « maître » auquel on doit s'en remettre pour suivre la voie. Il montre que c'est grâce à son caractère et à sa façon d'être qu'il fait progresser l'aspirant d'état en état, et non à force de discours recherchés. Seul son état peut influer sur l'état de l'aspirant, qui s'éduque alors grâce aux qualités du maître. Silencieux, assis, endormi, éveillé ou en quelque autre situation que ce soit, l'envoyé de Dieu était toujours une source d'enseignement pour ses compagnons. Ceux qui suivent vraiment sa voie sont pareils : ce sont leurs états qu'ils communiquent à leurs disciples. Voilà pourquoi l'auteur dit que le véritable maître est celui dont l'effet bénéfique se voit sur toi, aspirant, celui qui te forme par sa façon d'être et non par ses discours, qui t'éduque par son simple silence et dont l'illumination éclaire ton intérieur, c'est-à-dire dont l'état te subjugue ; c'est un maître qui te communique ses secrets, te fait connaître la réalité intérieure qui est la sienne, connaissance qui agit tellement sur toi que tu deviens comme sa réplique et que tout ce qu'il porte en lui se manifeste en toi. Un soufi vint voir Junayd et, s'étonnant de voir à quel point le comportement de ses disciples était empreint de respect et d'éducation, lui dit :

— Comme tu éduques bien tes disciples, Junayd !

— Par Dieu, je ne les ai pas éduqués, mais c'est leur réalité intérieure qui se manifeste ainsi à l'extérieur, répondit ce dernier.

Selon un soufi, la tortue elle-même éduque sa progéniture d'un simple regard, alors comment le maître parfait ne pourrait-il pas en faire autant avec ses fils spirituels ? Bien au contraire ! C'est même l'une de ses caractéristiques. Voici ce que dit Abu l-'Abbâs al-Mursî à ce sujet : « Il me suffit d'un seul regard pour combler mon disciple spirituellement. » Abu l-Hasan al-Shâdhilî dit un jour : « Qu'ai-je à faire des ignorants ? Par Dieu, j'ai fréquenté des gens auxquels il suffisait de regarder un arbre desséché pour qu'il produise immédiatement des fruits ! » Nous-même avons rencontré une de ces personnes dont parle ici l'imam. Quand notre maître, Sîdî Muhammad al-Bûzîdî, prenait quelqu'un pour disciple, il le comblait. Lorsque nous le connûmes, nous n'avions aucune aptitude pour la voie, en dehors d'un certain amour pour ses gens. Or, en très peu de jours, nous obtînmes une station spirituelle impossible à décrire, alors même que rien ne nous prédisposait à cela. Une fois, je lui ai dit : « Merci pour ce que tu nous as donné, et que Dieu te récompense ! Nous ne le méritions pas. » A quoi il a répondu : « Merci à toi d'être venu à nous. Par Dieu, si nous rencontrions un homme ne sachant même pas dire correctement le témoignage de foi, nous lui apprendrions ce que nous vous avons appris sans même y faire attention ! »

On raconte qu'un voleur pénétra de nuit dans la demeure de Râbi'a l-'Adawiyya. Il chercha partout mais ne put trouver qu'une cruche. Il allait donc sortir lorsque Râbi'a l'interpella : « Eh toi ! Si tu es malin, ne pars pas sans rien ! »

— Et que pourrais-je emmener ? Il n'y a rien !

— Il y a cette cruche, là ; prends-la donc, puis fais tes ablutions et une prière de deux rak'as !

Le voleur suivit son conseil. Alors qu'il était en prière, Râbi'a leva les yeux vers le ciel et dit : « O mon Seigneur et Maître ! Ce serviteur est venu chez moi et n'y a rien trouvé. Tu l'as Toi-même amené devant Ta porte, alors ne le prive pas de Ta grâce et de Ta récompense ! » Lorsqu'il eut terminé sa prière, cela lui parut agréable, et il continua donc à prier pendant toute la nuit. Lorsque l'aube approcha, Râbi'a entra dans la pièce où il s'était isolé et le trouva prosterné, en train de se blâmer lui-même en ces termes :


Lorsque mon Seigneur me dira : « N'as-tu pas honte de Me désobéir, De cacher aux créatures tes péchés Tout en venant à Moi révolté ? » Que pourrais-je alors Lui dire, Quand II me blâmera et me rejettera ?


« Mon ami, as-tu passé une bonne nuit ? » lui demanda Râbi'a. — Très bien, en compagnie de mon Maître, en toute humilité et indigence. Il m'a guéri, a accepté mes excuses, m'a pardonné mes péchés et fait atteindre mon but.
Il s'en fut alors droit devant lui, perdu en Dieu. Râbi'a leva les yeux vers le ciel et dit : « O mon Seigneur et Maître ! Cet homme est resté devant Ta porte pendant une heure, et Tu l'as accepté. Moi, depuis que je Te connais, je me tiens devant Toi : m'accepteras-Tu ? »

— Râbi'a, c'est pour toi que Nous l'avons accepté et c'est grâce à toi que Nous l'avons rapproché, lui répondit une voix en elle-même.

Bien des histoires semblables circulent parmi les souris. Elles ont toutes le même sens, à savoir qu'un véritable maître, pour eux, doit disposer d'une force de résolution et d'une énergie spirituelle telles qu'elles lui permettent de transformer ses disciples, pour peu qu'ils aient vraiment faim de spiritualité et qu'ils lui obéissent. Sinon, c'est qu'il n'est maître spirituel que sur le papier.


Le maître est celui qui t'unit par sa présence et te protège en son absence.

C'est-à-dire qu'il te réunit avec Dieu, par sa simple présence et le lien qui t'unit à lui. Toute son action consiste à t'amener à Dieu et rien d'autre : voilà son seul objectif. Celui qui ne te réunit pas avec Dieu, d'une union à laquelle tu goûtes véritablement, n'est pas un véritable maître. Mais cela, à condition que tu te laisses diriger par lui et que tu éprouves véritablement ce besoin : dans ce cas, il se doit de te réunir avec Dieu dans les plus brefs délais, ce qui n'est pas difficile pour lui, puisqu'il détient les clés de la Présence divine, ou disons qu'il est lui-même l'une des portes d'accès à cette Présence. Celui qui n'a pas cette qualité ne peut être considéré comme un véritable guide. Voilà pourquoi l'auteur dit que « le maître est celui qui t'unit par sa présence et te protège en son absence », c'est-à-dire te protège de la plupart des vicissitudes, par son énergie spirituelle, lorsqu'il est absent. Il marche à tes côtés tant que tu te trouves en chemin, jusqu'au moment où il te dit : « Te voilà avec ton Seigneur ! » Mais il est indispensable que tu établisses une relation avec lui, toi l'aspirant, car le simple rattachement ne suffit pas. Le maître ne saurait arracher l'aspirant à la prison de son âme pour le faire entrer en présence de Dieu que si un véritable lien les unit. Voilà ce qu'est le cas général, sachant qu'il n'y a pas de règle unique pour les cas exceptionnels. Les relations directes sont la loi générale instaurée par Dieu, et l'on dit d'ailleurs que « l'enseignement spirituel passe par la relation. » Rendre visite au maître est source de grands bienfaits, et c'est ainsi que l'on peut arriver à Dieu, mais seulement s'il s'agit d'un maître qui est tel que le décrit ici l'auteur. Quant aux autres maîtres, il n'y a pas à les distinguer des autres croyants sous ce rapport ; d'ailleurs, la plupart d'entre eux auraient bien besoin que quelqu'un les prenne par la main, et s'ils étaient sincères avec Dieu, ils en retireraient le plus grand bienfait (47, 21). Lorsqu'on est clairvoyant, le véritable maître se reconnaît à des signes bien évidents. Ibn 'Atâ' Allah dit dans ses Latâ'if al-minan : « Ton maître, ce n'est pas celui que tu entends parler, mais celui dont tu acquiers réellement quelque chose. Ton maître, ce n'est pas celui aux discours duquel tu assistes, mais celui dont les allusions spirituelles diffusent dans tout ton être. Ton maître, ce n'est pas celui qui te convoque à la porte, mais celui qui ôte le voile qui te sépare de lui. Ton maître, ce n'est pas l'être dont tu reçois la parole, mais celui dont l'état spirituel te transforme. Ton maître est celui qui t'extrait de la prison des passions et te fait entrer en présence de Dieu ; qui ne cesse de polir le miroir de ton cœur afin que la lumière de ton Seigneur puisse s'y réfléchir ; qui t'amène à te ressaisir spirituellement pour aller vers Dieu ; qui chemine avec toi et marche constamment à tes côtés jusqu'à t'amener à Lui. Là, il te pousse devant Lui et te projette dans les lumières de la Présence divine en disant : "Te voilà avec ton Seigneur !" »

Ton maître, c'est celui qui t'arrache à ton âme et te fait entrer en présence de la réalité divine, jusqu'au point où, levant le regard, tu ne vois rien d'autre qu'Elle. Puis, il continue à t'accompagner pour que ton éducation soit parfaite du point de vue de la Loi : Dans une bonne terre, les plantes poussent à profusion, avec la permission de leur Seigneur (7, 58).

Le maître, c'est celui qui te jette dans l'extinction, à tel point que tu deviens comme inexistant, puis qui te fait remonter au plus haut de la station de la subsistance, comme si tu n'avais jamais cesser d'être. Le maître, c'est celui qui s'empare de toi dans la création, et te remplace par la Vérité. Le maître, ce n'est pas celui qui se borne à t'appeler, mais celui qui t'amène à Le rejoindre. Le maître est comme un père ; or, un père n'est tel que s'il est bien la cause seconde de l'existence de son fils. De même, le maître n'est tel que s'il est la cause seconde par laquelle l'aspirant sort du domaine créé pour entrer dans celui de la réalité absolue. Voilà ce qu'est un maître, et s'il n'est pas ainsi, il n'a aucun droit sur l'aspirant. Ton seul père est celui qui t'a engendré, et ton seul maître est celui qui te fait accéder à la connaissance. Une fois qu'il t'a affranchi des liens de l'existence pour te faire entrer dans l'espace de la contemplation, il poursuit ton éducation pour faire de toi un véritable homme comme lui, jusqu'au moment où son objectif est atteint et que tu peux te passer de lui ou de tout autre : à ce moment, seul le respect des convenances t'oblige envers lui, et tu as atteint le stade où tu trouves en toi-même ta ressource spirituelle. Tu peux alors déclamer ces vers :

C'est de mon propre récipient que je bois,

Depuis que j'ai goûté au plaisir de puiser par moi-même.


A ce stade, tu deviens indépendant, grâce à lui, et il ne te reste plus qu'à faire preuve d'un excellent comportement à son égard, conformément à ce qu'exige son niveau spirituel.

Voilà ce qu'est un véritable maître, et s'il n'est pas ainsi, il n'a aucun droit à se prétendre ton maître, pas plus que tu n'es tenu de faire preuve d'égards avec lui, sauf du point de vue de ce qu'on exige de toi d'une façon générale en termes de noblesse de caractère.
 

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