dimanche 10 mars 2013

L’apophatisme chez les mystiques musulmans - Eric Geoffroy


 

Eric Geoffroy

 

« Quelle est la forme la plus élevée du tawhîd [reconnaissance-attestation de l'Unicité divine] ? C'est que Dieu proclame Lui-même Son Unicité, et que rien de contingent n'interfère : ni science, ni raison, ni compréhension, ni perception, ni signe, ni allusion, ni indice, ni preuve. “ Gloire à ton Seigneur ! Le Seigneur de la Toute- Puissance, très éloigné de ce qu'ils imaginent ! ” 1. La créature qui cherche à parvenir à un tel tawhîd demande l'impossible et sera refoulée immédiatement » 2.

I. LA THÉOLOGIE NÉGATIVE DE L'ISLAM

Lâ ilaha illâ Llâh : « Pas de dieu si ce n'est Dieu ». L'affirmation de l'Unicité divine, dogme central de l'islam, s'ouvre sur une négation. Ce paradoxe, qui n'est qu'apparent, nous introduit de plein pied dans l'apophatisme qui caractérise l'islam au plus haut point, dans son versant exotérique comme ésotérique. Le but du soufisme, de la spiritualité islamique, est-il d'ailleurs autre que d'expérimenter intérieurement les enseignements dogmatiques de l'islam ?

Se fondant sur les sources scripturaires, le Coran et le hadîth (tradition prophétique), les théologiens musulmans exotéristes ont fortement mis l'accent sur la transcendance divine, c'est-à-dire l'inaccessibilité, pour la créature, à l'Essence divine (dhât). L'école mu‘tazilite tout particulièrement, qui joua un grand rôle au IXe siècle, propose une approche négative de Dieu, en niant la pluralité de Ses attributs (nafî ou ta‘tîl al-sifât) : Dieu est savant, puissant, voulant, vivant, non par Sa science, Sa puissance, Sa volonté ou Sa vie, mais par Son Essence. La transcendance que les mu‘tazilites entendent ainsi protéger, se dit en arabe tanzîh, ce qui signifie « purification », « dépouillement ». Il s'agissait donc pour ces théologiens de purifier au maximum la représentation que l'homme se fait du divin, et ceci notamment en réaction contre le dogme chrétien de l'Incarnation. Dans ce souci d'épurement, les mu‘tazilites ont même été jusqu'à nier la possibilité de la vision de Dieu dans l'Au-delà, qui est pourtant admise par les autres courants théologiques.

On sait que l'islam, pour lutter contre les diverses formes de l'idolâtrie et de l'anthropomorphisme, refuse toute figuration, tout support sensible (images, statues...). Cela est surtout vrai de l'islam sunnite, largement majoritaire. Seules la calligraphie et l'arabesque trouvent grâce à ses yeux, pour leur pouvoir à suggérer l'infini, l'insaisissable. Il est frappant de constater que l'atmosphère générale de l'islam répond tout à fait à l'exigence de « désimagination » (Entbildung) formulée par Maître Eckhart 3. Ce dépouillement conceptuel est pour le musulman la meilleure façon de poser l'Absolu divin. « Toute affirmation directe, remarque René Guénon, est forcément une affirmation particulière et déterminée, l'affirmation de quelque chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut l'affirmer. Toute détermination est une limitation, donc une négation; par suite, c'est la négation d'une détermination qui est une véritable affirmation » 4.

II. « SEUL DIEU PEUT TÉMOIGNER DE SON UNICITÉ ».

Les soufis partent du constat, fait en théologie, de l'impossibilité pour l'humain, pour le temporel (hâdith), de concevoir le divin, l'éternel (qadîm). « La connaissance de l'Unicité divine (tawhîd) propre aux soufis, affirme Junayd, le grand maître de Bagdad (m. 911), consiste à dépouiller l'éternité de la temporalité, à quitter sa demeure, à rompre les liens avec ce que l'on aime, à laisser de côté ce que l'on sait et ce que l'on ignore...» 5. Or, l'être créé, contingent (muhdath) ne saurait professer le réel tawhîd, car le tawhîd qui émane de lui est, à son instar, créé, contingent et donc déficient. Pour cette raison, les mystiques de l'islam ont conclu de leur expérience apophatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité » (mâ wahhada Allâh ghayr Allâh); à ce niveau, l'homme n'est qu'un intrus (tufaylî) 6. Ibn ‘Arabî, le “Grand Maître" mort en 1240, écrit en ce sens : « Le tawhîd consiste en ce que ce soit Lui [Dieu] qui contemple et qui soit contemplé » 7.

L'exigence qui caractérise la voie des soufis est telle que, selon eux, l'homme ne peut faire acte de tawhîd sans commettre le péché majeur de l'islam : le shirk, c'est-à-dire le fait d' « associer » une divinité ou un être à Dieu. En effet, quand il atteste de l'Unicité divine, l'homme affirme par là-même la conscience d'un "je" qui est autre que Dieu. Il s'agit bien sûr ici non pas d'un polythéisme grossier (shirk jalî), mais d'un « associationnisme subtil » (shirk khafî) 8.

D'où la réponse abrupte faite par Abû Bakr al-Shiblî (m. 945), autre maître de l'école de Bagdad, à celui qui l'interrogeait sur le sens profond du tawhîd : “ Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un bithéiste, celui qui l'évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase est déficient; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes ” 9. On comprend que, selon un disciple ayant côtoyé Shiblî durant vingt ans, celui-ci n'ait « jamais prononcé un seul mot » sur le tawhîd... 10. Relevons les similitudes avec l'apophase exprimée tant par Saint Augustin que par Maître Eckhart : « Tout ce que tu imagines n'est pas lui, tout ce que tu comprendras par la réflexion n'est pas lui...», dit le premier. « Si tu comprends quelque chose, Dieu n'est rien de cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes dans l'incompréhension », dit le second 11.

La via negativa de Shiblî s'illustre encore dans ce propos : « Ne respire pas les effluves du tawhîd celui qui s'en forge sa propre conception (tasawwur) en s'attachant aux noms et aux attributs divins. A vrai dire, celui qui affirme ces noms et attributs comme celui qui les nie ne fait que proclamer un tawhîd tout formel, qui n'est pas le fruit d'une "gustation" (dhawq) » 12. La Réalité divine (Haqîqa) est donc au-delà de nos schémas binaires de pensée, car même celui qui nie les noms et attributs pour mieux exhausser l'Essence est encore pris aux rets de sa conscience individuelle.

L'enseignement par l'art du paradoxe se révèle ainsi la seule manière de se libérer de ce mode de conscience. C'est pourquoi ‘Abdallâh al-Ansârî (m. 1089) se montre tout aussi péremptoire que Shiblî dans son énonciation du tawhîd de l' "élite spirituelle" : « Nul ne peut unifier l'Unique, car celui qui s'y essaie est un apostat (jâhid) » 13.

Cette négation de toute démarche d'ordre mental s'érige chez les soufis en méthode initiatique devant mener à l'illumination (fath). Sous cet angle s'éclaire la remarque de Junayd : « La parole la plus sublime sur la connaissance de l'Unicité (tawhîd) est celle qui a été prononcée par Abû Bakr le Juste (al-Siddîq) 14 : “ Gloire à Celui qui n'a pas octroyé à Ses créatures d'autre voie pour Le connaître que l'impuissance à Le connaître ! ” 15. Relevons encore ce témoignage d'un maître anonyme : « Les mystiques prétendent à la connaissance, mais j'avoue mon ignorance : c'est là ma connaissance » 16.

Cette méthode initiatique se rencontre dans d'autres climats spirituels : elle consiste à annihiler le petit "soi" humain, à l'immerger en totalité dans le "Soi" divin. Un soufi a eu cette formule : « La réalisation de l'Unicité divine (tawhîd) passe par la suppression des "je" : ne dis plus “à moi”, “par moi”, “de moi”, “vers moi” » 17. Nous retrouvons à nouveau un archétype fondamental de l'islam, celui de la « servitude ontologique » (‘ubûdiyya) de l'homme, par laquelle il réalise paradoxalement sa grandeur. Selon le Prophète en effet, l'homme n'est jamais aussi proche de Dieu que lors de la prosternation (sujûd) durant la prière : c'est quand il s'abaisse, face contre terre, que Dieu l'élève.

Dans cette expérience de l' « extinction de l'ego » (fanâ'), le mystique perd la conscience de son individualité contingente et illusoire; il voit alors que « disparaît ce qui n'a jamais été [la créature], et que subsiste ce qui n'a jamais cessé d'être [Dieu] », comme le notent Junayd, Ansârî et d'autres. « Tout ce qui se trouve sur la terre est évanescent.

Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté et de munificence » (Coran, 55 : 26).

III. LA CRÉATION COMME « PUR NÉANT »

« ... Que disparaisse ce qui n'a jamais été, et que subsiste ce qui n'a jamais cessé d'être ». Pour les spirituels musulmans, le véritable enjeu du tawhîd - et de la formule « il n'y a de dieu que Dieu » - n'est pas de nier la dualité ou la multiplicité de la divinité. Ce polythéisme grossier a été vécu dans des stades antérieurs de l'humanité, et ne constitue plus désormais un réel danger. Non, cet enjeu, d'ordre ésotérique, consiste bien plutôt à nier toute réalité ontologique à autre que Dieu : l'Être n'appartient qu'à Dieu seul et, sous ce rapport, les créatures sont « pur néant », le ‘adam mahd auquel fait directement écho la formule eckhartienne ein luter nicht 18. Ici encore, les soufis se sont nourris de sources scripturaires telles que cette parole du Prophète : « Dieu est, et rien n'est avec Lui ».

Le tawhîd ainsi compris a donné lieu à de multiples développements métaphysiques, au sein de la doctrine de l' « unicité de l'Être » (wahdat al-wujûd). On attribue souvent la formulation de cette doctrine à Ibn ‘Arabî et son école, mais elle est déjà en germe chez les soufis anciens. Pour aussi élaborée qu'elle soit, elle n'est pas une philosophie abstraite mais l'aboutissement de l'expérience du fanâ', de l' « extinction en Dieu ». Dans cette expérience en effet, le mystique ne voit plus que Dieu, ne sent plus que Dieu, ne goûte plus que Dieu. Il devient donc pour lui évident qu'il n'y a d'être qu'en Dieu : c'est « l'unicité de l'Être ». « Ce qui définit tel étant particulier, c'est la privation d'être qui lui est propre et en raison de laquelle il est un cheval, une fleur, un homme, et non pas Être pur, ou, si l'on préfère, en raison de laquelle il n'est pas Dieu » 19. « L'existence de l'homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la suivra; l'être humain est donc lui-même pur néant (‘adam) », disait Abû l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287).

Son successeur à la tête de l'ordre shâdhilî, Ibn ‘Atâ' Allâh al-Iskandarî (m. 1309) commente ainsi cette parole : « En effet, les créatures ne détiennent en aucune manière l'Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n'appartient qu'à Dieu; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n'existent que dans la mesure où Il les dote d'un être relatif. Or, celui dont l'existence puise sa source chez autrui n'a-t-il pas pour attribut foncier le néant ? 20 ». On relève incontestablement ici des affinités avec la « métaphysique augustinienne de la relation » 21.

Les créatures sont donc potentiellement amenées à l'existence du fait qu'elles sont contenues de toute éternité dans la Science divine, mais cette existence n'a qu'une valeur relative, voire nulle. Les maîtres shâdhilis les comparent tantôt à la poussière qui se trouve dans l'air, tantôt à l'ombre : elles n'ont aucune consistance, aucune essence autonome. Seul Dieu leur « confère l'être », comme le note Maître Eckhart 22. « Le soufi, affirmait le cheikh Abû l-Hasan al-Shâdhilî, est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l'air : ni existantes ni inexistantes; seul le Seigneur des mondes sait ce qu'il en est [...] Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l'univers quelqu'un d'autre que Dieu, le [seul] Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans l'atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien ». « Lorsque tu regardes les créatures avec l'oeil de la clairvoyance, écrit à son tour Ibn ‘Atâ' Allâh, tu remarques qu'elles sont totalement comparables aux ombres [...] Les "traces" (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc l'aspect d'ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent dans l'Unicité de Celui qui imprime ces traces (almu'aththir)» 23.

Les soufis reconnaissent généralement un degré d'existence relatif à la création, mais les tenants de l' « Unicité absolue » (al-wahda al-mutlaqa), avec à leur tête Ibn Sab‘în (m. 1270), ne font aucune concession et considèrent l'univers comme une pure illusion. Ils transposent d'ailleurs la formule « il n'y a de dieu que Dieu » en « il n'y a rien si ce n'est Dieu » (laysa illâ Allâh). Ibn Sab‘în résorbe le monde manifesté en observant la progression suivante dans le dhikr (remémoration-invocation de Dieu) : « il n'y a de dieu que Dieu », puis « pas d'agent sinon Dieu » (lâ fâ‘il illâ Allâh), puis « pas d'étant sinon Dieu » (lâ mawjûd illâ Allâh), et enfin « Dieu, Dieu » (Allâh, Allâh) 24.

C'est par la négation totale du relatif que je peux goûter et donc affirmer l'Absolu, que je peux me débarrasser totalement de l' « associationnisme » entrevu plus haut. Cette conclusion extrême, condamnée par les exotéristes de l'islam et même par certains soufis postérieurs à Ibn Sab‘în, est pourtant contenue dans l'enseignement des premiers maîtres.

Voici ce que disait, au IXe siècle, Ruwaym de Bagdad : « Le tawhîd consiste à effacer toute trace d'humanité (mahw âthâr al-bashariyya), afin que ressorte, dépouillée, la divinité (tajarrud al-ulûhiyya) 25.

IV. ESQUISSE D'UNE APPROCHE COMPARATIVE :

LE SOUFISME ET MAÎTRE ECKHART.

Résumons et précisons les affinités spirituelles qui, d'évidence, relient les mystiques de l'islam et Maître Eckhart. Ils partagent une tension extrême vers la purification de nos représentations du divin : pour eux, la « nudité de Dieu » - le tajarrud al-ulûhiyya évoqué précédemment - ne peut être pressentie par l'homme que dans le plus grand détachement 26, c'est-à-dire par « un décapement progressif et implacable de tout notre être » 27. L'expérience soufie du fanâ', de la mort initiatique, est décrite en termes similaires chez Eckhart, qui appelait le moi individuel « le vieil homme » 28. Le maître rhénan aurait souscrit à ce constat fait par Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874) sur lui-même : « Je me suis desquamé de mon moi, comme un serpent dépouille sa peau » 29.

Toutefois, à la différence de Maître Eckhart, les soufis ne franchissent pas le seuil ultime de la nescience, là où Dieu est envisagé comme Néant, comme Non-être. Sous ce rapport, nous semble-t-il, Maître Eckhart est plus proche du bouddhisme, dans lequel la Réalité ultime est appréhendée en termes de vacuité. Il est impossible, en contexte islamique, de qualifier Dieu de Non-être. Dieu est au contraire le seul Être, et c'est pourquoi les soufis Le nomment al-Haqq, le Vrai, le Réel; ou plutôt "le seul Vrai", "le seul Réel", étant donné l'inanité ontologique de la création. On peut certes réduire ces divergences à une question de formulation, car, en vertu de la coincidentia oppositorum, définir Dieu comme l'Être plénier ou comme le Vide revient au même : nous sommes ici en présence des deux polarités corrélatives qui semblent les plus aptes à affirmer l'Absolu en termes humains.

Quoi qu'il en soit, le personnalisme de Dieu dans les religions monothéistes crée un lien positif entre Dieu et l'homme. Chaque être y établit une relation particulière avec son Seigneur, avec son rabb.

Il va de soi que ce rabb personnel, par lequel le musulman invoque presque affectivement Dieu, se situe sur le plan métaphysique à un niveau bien inférieur à celui de l'Essence. De même l'homme a-t-il accès à certains noms divins (l'Entendant, le Voyant...), dont Dieu a bien voulu l'investir; par contre, le nom de l'Essence (Allâh) exclut tout rapport avec qui ou quoi que ce soit, et donc toute symbolisation. Abû Yazîd al-Bistâmî, plus que d'autres soufis, a éprouvé le vertige du vide, et dans le témoignage suivant, on peut en apparence déceler l'expérience eckhartienne de Dieu comme Non-être : « J'atteignis l'esplanade du Non-être (laysiyya) et ne cessai d'y voler durant dix ans, jusqu'à passer du “n'est pas” (laysa) dans le “n'est pas” par le “n'est pas”. Puis j'atteignis l'égarement (tadyî‘) qui est l'esplanade du tawhîd, et ne cessai d'y voler par le “n'est pas” jusqu'à m'égarer dans l'égarement : par le “n'est pas” dans le “n'est pas”, je perdis alors même l'égarement. J'atteignis ainsi le tawhîd, dans le distancement de la création d'avec l'initié (‘ârif) [c'est-à-dire Bistâmî luimême], et dans le distancement de l'initié d'avec la création » 30.

Junayd, qui critiquait la tendance de Bistâmî à se complaire dans l'ivresse spirituelle, commente ces paroles en les ramenant implacablement à l'expérience fondatrice du fanâ'. Dans le langage très dépouillé qui lui est propre, il analyse chaque terme ou membre de phrase, pour montrer que les tribulations de Bistâmî se résument dans l'anéantissement du "soi" dans le "Soi". Chez certains mystiques, dont Bistâmî, la perte de conscience au monde et au "soi" est telle que l'on a dû parler à leur égard d' « extinction de l'extinction » (fanâ' ‘an al-fanâ') : c'est ce qu'a exprimé Bistâmî de façon allusive par l'égarement de l'égarement. Pour Junayd, Bistâmî a donc simplement témoigné ici du vertige qui saisit l'âme-conscience - pour autant qu'elle subsiste - lors de son périple initiatique 31. En aucun cas, cette sensation de vide ne saurait faire aboutir l'initié à la conclusion - quoique tentante - que Dieu est vacuité ou néant. Bien au contraire, l'homme "éteint" à lui-même est alors totalement immergé dans la Présence divine (hadra), mais cette plénitude est si enveloppante qu'elle peut être perçue par le mystique comme un vide dans lequel il ne cesse d'errer.

L'apophatisme de l'islam réside donc tout entier dans la négation du "soi" individuel, créé, au profit de l'affirmation du "Soi" divin, éternel; nous y avons vu le secret de la spiritualité islamique, c'est-à-dire la réalisation de la « servitude ontologique » (‘ubûdiyya) qui est celle de l'homme. La « soumission » que signifie sur un plan exotérique le terme islâm doit se muer pour l'initié en totale transparence de l'étant créaturel par rapport à l'Être de Dieu. L'affirmation positive du Soi divin (nafs) est énoncée notamment dans ce verset : « Dieu vous met en garde contre Lui-même (nafsa-hu) ” (Coran 3 : 30). Selon ‘Abd al-Ghanî al- Nâbulusî (m. 1730), représentant tardif de l'école d'Ibn ‘Arabî, Dieu met en fait en garde ceux qui attribueraient la nafs à leur personne, à leur ego : il n'y a réellement de nafs que la nafs divine, le Soi 32. Certes l'Identité divine est insondable (ghayb al-Huwiyya); elle se dérobe constamment à la perception, et c'est peut-être ce qui a amené Maître Eckhart, au terme de son expérience, à la qualifier de Non-être. Mais l'acte de "soumission" propre à l'islam consiste précisément à préserver le "secret" divin; il fait partie des convenances spirituelles (adab) de la Voie soufie de ne pas chercher à soulever tous les voiles qui nous séparent de la Présence divine. « Ne méditez pas sur l'Essence de Dieu, disait le Prophète, mais sur les signes de Dieu ».

 

1 Coran 37 : 180.

2 Cheikh Muhammad al-DÂMIRDÂSH (m. 1524), Rasâ'il, Le Caire, s.d., p.11.

3 E. ZUM BRUNN, « Dieu comme Non-être d'après Maître Eckhart », in Revue des Sciences Religieuses (RevSR) 258 (1993), p.21.

4 R. GUÉNON, L'homme et son devenir selon le Vêdânta, Editions Traditionnelles, Paris, 1978, p.124-125.

5 AL-QUSHAYRÎ, al-Risâla al-qushayriyya, Damas, 1988, p.300.

6 AL-SARRÂJ AL-TÛSÎ, al-Luma‘ fî l-tasawwuf, édition de Nicholson, Leiden, 1914, p.32.

7 Kitâb al-tajalliyât, in Rasâ'il Ibn ‘Arabî, Haydarabad, 1948, p.34.

8 Cf. notre ouvrage Djihad et contemplation - Vie et enseignement d'un soufi au temps des croisades , éd. Dervy, Paris, 1997, p.65.

9 Cf. notamment AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.301; AL-SARRÂJ, Luma‘, p.30.

10 AL-SARRÂJ, Luma‘, p.397.

11 M. A. VANNIER, « Création et négativité chez Eckhart », in RevSR 258 (1993), p.57.

12 Luma‘, p.32.

13 Manâzil al-sâ'irîn, ou Etapes des itinérants vers Dieu, éditées par S. de Laugier de Beaurecueil, IFAO, Le Caire, 1962, p.113 du texte arabe.

14 Ami intime du prophète Muhammad, et son beau-père; il fut son premier « successeur » (khalîfa). Il est mort en 634.

15 Notamment AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.300.

16 AL-HUJWIRÎ, Somme spirituelle traduit du persan, présenté et annoté par D. Mortazavi, Sindbad, Paris, 1988, p.319.

17 AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.302.

18 E. ZUM BRUNN, op. cit., p.12.

19 CL. ADDAS, Ibn ‘Arabî et le voyage sans retour, Paris, éd. du Seuil, 1996, p.86.

20 IBN ‘ATÂ' ALLÂH, Latâ'if al-minan fî manâqib al-shaykh Abî l-‘Abbâs al-Mursî wa shaykhi-hi al-Shâdhilî Abî l-Hasan, Le Caire, 1993, p.198.

21 M. A. VANNIER, op. cit., p.54.

22 M. A. VANNIER, op. cit., p.58.

23 IBN ‘ATÂ' ALLÂH, Latâ'if al-minan, p.198-199.

24 A. W. AL-TAFTÂZÂNÎ, Ibn Sab‘în wa falsafatu-hu al-sûfiyya, Beyrouth, 1973, p.429.

25 AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.302.

26 E. ZUM BRUNN, op. cit., p.14.

27 L. MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, J. Vrin, Paris, 1922, p.306.

28 E. ZUM BRUNN, op. cit., p.19.

29 Cité par MASSIGNON, Essai, p.276.

30 Luma‘, p.387.

31 Luma‘, p.388.

32 I. HASRIYYA, Shurûh risâlat shaykh Arslân, Damas, 1969, p.150.

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