dimanche 1 septembre 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - X - La Parole également valable


                                                                 Domenico di Michelino (1417–1491): La Divine Comédie de Dante (1465)

 

L'enseignement du Graal ne posait pas ouvertement le problème des rapports de la Papauté et de l'Empire, et n'avait pas à le faire au plan qui était le sien. En tant que tel, ce problème n'existait que par la fatalité du siècle. Quant à la dualité même des deux grandes fonctions exotériques, elle a des raisons complexes dont l'étude sortirait du cadre de ce travail, et qui tiennent avant tout aux modalités particulières de la manifestation christique et de l'extension du Christianisme à la Gentilité. Quoi qu'il en soit, cette dualité impliquait par elle-même un principe commun, imposé métaphysiquement par leur unité essentielle, et traditionnellement par l'appartenance du Christianisme à l'Ordre de Melki-Tsedeq. Un moment devait venir pourtant où la fatalité imposerait aux héritiers du Temple de prendre position dans cette perspective, aussi ouvertement que le permettaient la nature profonde de la doctrine et le secret initiatique. Ce moment marqué, à l'orée du XIVème siècle, par ces deux symptômes majeurs du mal dont la Chrétienté devait mourir, non pas, bien entendu comme Église, mais comme « Cité » humaine et divine : la disparition de l'Ordre du Temple, et le conflit plus grave que jamais entre la Papauté et l'Empire, d'apparence d'autant plus irrémédiable qu'il n'était plus depuis longtemps d'attributions seulement, mais de principe. De cette prise de position, l'oeuvre de Dante est le témoin le plus hardi, le plus complet, et, pour nous, le plus précieux. Le De Monarchia, en particulier, publié à l'occasion de la descente d'Henri VII en Italie, expose, à peine voilée sous sa forme scolastique, une doctrine qui est bien loin d'être purement abstraite et théorique, comme on pourrait le croire à une lecture tant soit peu artificielle. Parmi les passages où l'auteur laisse voir le plus clairement sa pensée profonde, nous citerons celui où il réfute l'argument d'après lequel, le Pape et l'Empereur étant hommes, et tous les hommes étant ordonnés à un seul homme, qui est leur mesure et leur type, l'Empereur est nécessairement ordonné au Pape, dès lors que celui-ci ne peut être ordonné à un autre homme. Voici ce que dit Dante :

« En tant qu'ils sont des êtres relatifs (le pontificat et le pouvoir impérial étant des relations, et non des formes substantielles comme l'humanité), ou bien ils doivent être ordonnés l'un à l'autre, si l'un est subordonné à l'autre ; ou bien ils appartiennent à une même espèce de relation ; ou bien ils sont ordonnés à un troisième être, comme à leur archétype. Or, on ne peut soutenir que l'un soit subordonné à l'autre, car, dans ce cas, l'un serait attribué à l'autre, ce qui est faux. Nous ne disons pas, en effet, que l'Empereur est Pape, ni réciproquement. On ne peut soutenir davantage qu'ils appartiennent à la même espèce, car l'essence de la Papauté n'est pas celle de l'Empire. Donc ils sont ordonnés à un être, en qui ils trouvent leur unité.

« Pour comprendre cette troisième assertions, rappelons-nous que la relation se comporte vis-à-vis de la relation comme le relatif vis-à-vis du relatif. La Papauté et l'Empire, puisqu'ils sont des relations de prééminence, doivent être ordonnés à une relation de prééminence dont ils découlent ; donc, le Pape et l'Empereur, puisqu’ils sont des relatifs, doivent être ordonnés à un être chez qui se trouve, sans caractéristiques particulières, la relation même de prééminence. Ainsi est-il évident que le Pape et l'Empereur, en tant qu'hommes, sont ordonnés à un être unique ; en tant que Pape et en tant qu'Empereur, ils sont ordonnés à un autre être (119) » La conclusion apparente est que l'Empereur ne peut être ordonné au Pape. Mais il en est une autre qui, pour n'être pas exploitée, n'en est pas moins explicite : si l'Empereur et le Pape sont ordonnés, d'une part en tant qu'hommes, et d'autre part en tant que Pape et Empereur, à deux êtres distincts, ils ne le sont pas immédiatement à Dieu ; autrement dit, il existe bien, à la source de leurs fonctions, cette « substance inférieure à Dieu » en qui « se trouve, sans caractéristiques particulière, la relation de prééminence ». Dante n'était pas homme à se payer de mots ni à poursuivre des chimères, et l'on peut penser plutôt qu'en cette année 1311 où le destin semblait encore en suspens, il était difficile et sans doute inutile d'en dire davantage. Cependant nous n'aurions pas cité ce curieux passage si, quelle que soit la grandeur intellectuelle de son auteur, il n'exprimait qu'une thèse personnelle. Mais l'on sait aujourd'hui qu'il n'en est rien. Comme Wolfram à une autre époque, mais avec une autorité propre à laquelle celle du bon chevalier ne peut se comparer, Dante parlait au nom des organisations initiatiques héritières de l'Ordre du Temple, et en particulier de la Fede Santa dont il était sans doute l'un des chefs. Entre la sereine réserve du premier et l'ardente apologie du second, les événements survenus depuis 1307 font toute la différence.

De Wolfram à Dante, la filiation doctrinale n'a pas à être démontrée. La constatation de traces d'influence islamique chez le grand Gibelin, analogues à celles que nous avons révélées chez son prédécesseur, prend dès lors une signification qui n'aura pas besoin d'être soulignée. Cette influence n'est plus en question aujourd'hui, et, si l'on en discute, c'est seulement sur sa nature. Voici ce que dit B. Landry dans l'Introduction à son édition française du De Monarchia : « Un philosophe imprégné d'averroïsme autant qu'un chrétien peut l'être, tel apparaît Dante en son De Monarchia. D'ailleurs, n'a-t-il pas toujours et partout aimé les Arabes ; rappelons-nous que Dante n'a pas voulu placer en enfer celui que les Augustiniens appellent le Maudit, et que, lui, appelle l'Auteur du Grand Commentaire ; rappelons-nous encore que Siger de Brabant, l'averroïste parisien que Saint Thomas combattit avec une si grande force, siège au Paradis avec son illustre adversaire. Enfin, n'oublions pas que Dante avait lu et médité la littérature arabe ; il savait les voyages que Muhammad avait faits dans l'autre monde, et on a montré que les cercles de l'Enfer dantesque sont très semblables à ceux de l'Enfer musulman.

« Dante est fortement imprégné de la pensée arabe ; il habite un pays que Frédéric II a pétri, et il a été ébloui, comme beaucoup de ses contemporains, par la doctrine qu'à travers Avicenne et surtout Averroès, le Philosophe révélait au monde occidental (120). »

A la vérité, si Dante est imprégné de la pensée arabe (il serait plus exact de dire islamique), ce n'est pas seulement par l'averroïsme mais aussi et surtout par l'ésotérisme çufi, et en particulier par l'enseignement de Ibn Masârra et de Mohyiddîn Ibn Arabî. Les travaux de Miguel Asin Palacios ont montré l'influence indiscutable d'oeuvres comme les Futûhât el-Mekkyiah et le Kitâb el-Isrâ sur la Divine Comédie, la Vita Nuova et le Convito (121). Le mot « imprégné » est juste en ce qu'il sous-entend un partage intellectuel se situant aux sources mêmes de la pensée, et dont l'ésotérisme incontesté des oeuvres respectives suffit à exclure tout caractère extérieur ou « profane ». René Guénon a fait observer combien est significatif à cet égard le silence gardé par Dante sur celui auquel il a emprunté le principal du symbolisme de la Divine Comédie, alors qu'il ne se fait pas faute de nommer dans ses oeuvres nombres d'auteurs exotériques comme Avicenne, Averroès, Alfarabi, Albumazar, Al Fergani, Al-Ghazzâli (ce dernier, bien que Maître çufi, était surtout connu en Occident comme docteur), etc.

La doctrine de l'Empire universel chez Dante, en ce qui la concerne, trouve effectivement chez Aristote, à travers les docteurs musulmans, un répondant et une caution. Mais quand il dit, à propos de l'Empereur, que « Dieu seul choisit, Dieu seul investit, car Dieu seul n'a pas de supérieur », ou encore que « l'autorité temporelle du Monarque descend sur lui de la Source universelle de l'autorité, sans aucun intermédiaire (122) », il ne s'agit pas là seulement de la transposition dans un ordre social « idéal » d'une philosophie de l'ordre cosmique : il s'agit d'une réalité vénérable, actuellement vivante et menacée, qu'il importait de défendre à la fois contre ceux qui prétendaient la nier et contre ceux qui la détournaient dans un intérêt de parti, et de promouvoir, en union et équilibre avec l'autorité spirituelle, sur les bases d'authenticité et de régularité que pouvait seule fournir la Sagesse traditionnelle universelle.

Ce serait voir les choses sous un jour bien superficiel que de croire que l'aide doctrinale que Dante a trouvée chez les Arabes s'est limitée au Péripatétisme, quand l'on sait qu'il a connu et utilisé l'enseignement de Mohyddîn Ibn Arabî, et alors que le Maître avait formulé, sur l'objet même auquel, lui, Dante, avait voué sa vie, la doctrine la plus profonde et la plus complète qui se soit jamais, sans doute, offerte à l'Occident.

Dans des ouvrages d'exposition directe tels que le De Monarchia ou le Convito, destinés à une large diffusion, et qui devaient compter avec la vigilance du Saint-Offce (on sait que le De Monarchia devait être brûlé en 1327 sur l'ordre du cardinal Du Puget, légat du Pape), on ne peut s'attendre à trouver autre chose que des rapports de fond avec la doctrine du Califat telle que Mohyddîn la présente, notamment au Chapitre 73 de ses Futûhât (123). Mais les notions capitales s'y trouvent : celle de l'universalité de l'Empire, et celle de l'investiture divine directe. La dernière, tout au moins, ne doit rien à Aristote, et on leur chercherait vainement, d'autre part, des sources patristiques, sans parler de la doctrine officielle de l'Église, qui, avec les Augustiniens, visait à établir la primauté absolue du Siège pontifical.

On notera que Dante, vraisemblablement pour les motifs indiqués ci-dessus, laisse subsister, complète, l'ambiguïté entre les aspects exotérique et ésotérique de l'Empire comme de la Papauté. Cette ambiguïté se retrouve dans la notion et le mot de Khalifah, par lesquels le Sheikh el-Akbar entend aussi bien le Pôle suprême que l'autorité extérieure islamique. Mais celui-ci, qui n'avait pas les mêmes motifs de silence, distingue nettement un Califat intérieur et un Califat extérieur, le premier seul véritablement universel, en indiquant du reste que les deux fonctions peuvent exceptionnellement coïncider, comme ce fut le cas pour les quatre premiers Califes (Abu Bakr, Omar, Othman et Alî) ainsi que pour quelques autres plus tardifs. On verra peut-être une coïncidence analogue, en ce qui concerne l'Empire, dans la personne du « grand Henri » que Dante place au plus haut degré du Paradis, c'est-à-dire de la « Science" initiatique » (124). Mais il est difficile de dire si cette coïncidence était effective ou seulement symbolique, Henry VII pouvant n'avoir été, comme Empereur et comme initié, que le représentant de l'autorité invisible que le Rosicrucianisme devait désigner plus tard sous le nom d'Impérator. Si Dante garde à ce sujet une réserve compréhensible, il n'hésite pourtant pas à livrer, sous une forme, il est vrai, énigmatique, des indices significatifs sur l'aspect profond de la tradition impériale et sa finalité spirituelle et eschatologique. Nous voulons parler des mystérieux Veltro (Inferno, I, - 100-111) et « cinquecento diece e cinque, messo di Dio » (Purgatorio, XXXIII, 43-44), héritier de l'Aigle impériale, en qui est annoncée une mission restauratrice à la fois temporelle et spirituelle, d'un caractère nettement apocalyptique. Sans préjudice d'application plus restreintes que Dante pouvait avoir accessoirement en vue, il s'agit ici, sans aucun doute, de la transfiguration de l'Empire dans le sacrum Impérium véritable et universel, attendu à la fin des temps. Or cet « envoyé de Dieu » a un correspondant précis dans l'eschatologie islamique, en la personne du Mahdî (le « Guidé » de Dieu), Précurseur de la Seconde Venue.

Une autre notion fondamentale dans l'enseignement de Mohyiddîn est celle de l'unité transcendante de la Prophétie ou de la Tradition universelle. Or, aussitôt après avoir affirmé l'universalité de la fonction impériale, dans la dernière de nos citations, Dante ajoute : « La bonté débordante de cette Source, une et simple en elle-même, se répand en une multitude de ruisseaux. » S'il s'agissait seulement d'affirmer la distinction d'origine du « ruisseau » impérial par rapport au « ruisseau » apostolique, parlerait-il d'une « multitude » ? Même alors la doctrine serait claire, car l'affirmer pour deux suffit pour poser le principe. Et pourrait-il, d'autre part, proclamer l'universalité de l'Empire sans reconnaître cette unité traditionnelle essentielle dont elle n'est qu'un corollaire ? L'enseignement de Wolfram et celui de Dante peuvent, à cet égard, s'éclairer l'un l'autre.

Mais si l'on voulait leur chercher à tous deux des références scripturaires explicites, ce n'est pas dans la Bible qu'on les trouverait : c'est dans le Coran, avec des textes tels que celui-ci, qui résume en quelques mots toute cette séquence doctrinale, et qui est comme le suprême message de l'Islam aux Gens du Livre, c'est-à-dire aux Chrétiens et aux Juifs :

« Dis : O Gens du Livre ! Élevez-vous jusqu'à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n'adorions que Dieu, que nous ne Lui associions rien, que nous ne prenions pas certains d'entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu. » (Cor., III, 57.)

Par cette Parole, données comme point de rencontre de la Thorah, de l'Évangile et du Coran, le texte sacré définit la Voie du Monothéisme pur (Hanîfyyiah) ou de l'Unité absolue (Tawhîd) qui était celle d'Abraham (Cor., XIII, 29), et qui, au sens métaphysique et initiatique, est celle de l'Identité Suprême, affirmée ouvertement ou ésotériquement par toutes les doctrines traditionnelles. Elle se situe au niveau synthétique de la « Mère du Livre » (Omm el-Kitâb), prototype éternel de tous les Livres révélés, qui est « auprès d'Allâh » (Cor., XIII, 39) (125). Dans les perspectives judaïque et chrétienne elle est reçue respectivement sous l'aspect principiel de la Thorah et du Verbe ; - or, pour l'Islam, « le Messie, Jésus, fils de Marie, est l'Envoyé de Dieu et sa Parole qu'Il a projeté dans Marie » (Cor., IV, 169), comme aussi la confirmation de la Thorah (Cor., V, 50). Mais dans la vision islamique elle s'explicite en outre comme synthèse finale et totalisante des Verbes prophétiques antérieurs : celui en qui Allâh l'a « projetée » comme telle, Seyidnâ Mohammed, est le « Sceau de la Prophétie universelle », et c'est pourquoi, selon le Hadîth, il a pu dire : « J'ai reçu les Sommes des Paroles (Jawâmi'u-l-Kalim) et j'ai été suscité pour parfaire les Vertus les plus nobles. » C'est à cette caractéristique spécifique de totalisation prophétique que l'Islam devait et doit sa qualification surnaturelle pour porter aux Gens du Livre un tel message, et pour travailler avec eux à sa réalisation.

Si l'on reprend à ce propos la terminologique de Mohyiddîn Ibn Arabî dans ses Fuçûç el-Hikam, on observera que la Parole également valable répond exactement à la Pierre précieuse christique descendue du Ciel avec les Empreintes de la Royauté divine, mais sous l'aspect spécial de synthèse universelle qui est celui de la Seconde Venue, laquelle marquera la clôture du cycle humain actuel, alors que la synthèse mohammédienne marquait la clôture de la prophétie légiférante. C'est bien cette Pierre dont Flégétânis avait lu le nom dans les étoiles, et que Kyot, par ouï-dire, avait aussitôt reconnue.

Comme Trévrizent le disait à Parzival, « elle n'a pas cessé d'être pure ».

 
119 De Monarchia, I, III, ch. XII, trad. B. Landry, Alcan, Paris, 1933.

120 Ibid., introd., pp. 52-53.

121 Miguel Asin Palacios, El Averroismo teologico de Sto Thomas de Aquino, Zaragoza, 1904 ; La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, seguida de la historia y critica de una polemica, Madrid-Granada, 1943. Cf. en français André Bellessort, Dante et Mahomet, in Revue des Deux Mondes, avril 1920 ; Louis Gillet, Dante, Flammarion, Paris, 1941 ; M. Rodinson, « Dante et l'Islam d'après des travaux récents », Revue de l'histoire des Religions, octobre-décembre 1951.

122 De Monarchia, 1. III, ch. XVI, p. 194 de l'éd. Landry.
123 V. plus haut, ch. VI, p. 128, un aperçu de cette doctrine, d'après M. Michel Vâlsan.

124 Paradiso, XXX, 124-148. Cf. Convito, II, ch. XIV : « ... per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze. »

125 A la « Mère du Livre » ou « Coran éternel » répondent notamment le « Vêda primordial », le « Sepher éternel », l' « Évangile éternel ».

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