vendredi 20 mars 2015

Jean Foucaud - Présentation des articles d'Aguéli

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et du site http://dinul-qayyim.over-blog.com/


"...Je pris une mousse parmi les neiges…(…) Une déesse en pierre noire à la tête de lionne – me fit voir le Soleil africain sur le sable brûlant…Je lisais les livres du Maître avant de savoir l’arabe...."


PRESENTATION DES ARTICLES D’AGUELI :



Comme rien n’est banal dans les œuvres de Cheikh ‘Abdul-Hedi Aguéli, il nous fait l’honneur d’une révélation tardive et sensationnelle dans l’ E.C.I. du 30 juin 1913, p.40, à savoir que ces deux articles sont la version occidentale de ses traités intitulés « Sahaïf ‘ataridiyah » et « sahaïf shamsiyah » (1). Si l’on comprend bien, il doit donc en exister une version sous forme orientale, c’est à dire en arabe, puisque Aguéli, comme Guénon, écrivait couramment en arabe classique. Où sont ces versions ?, nous ne les avons pas et jusqu’ici, nous sommes les seuls à en faire mention. Peut-être que les recherches de documents appartenant à Aguéli, faites par Guénon (en 1917) et Michel Vâlsan (vers 1965) portaient là dessus?

On remarquera que la publication de ces articles correspond à la période de rattachement de René Guénon (janvier-février 1911).

D’ailleurs, le 1er contient un court paragraphe consacré à l’initiation et intitulé « les deux Chaînes initiatiques », intercalé sans raison apparente dans ces pages (comme nous l’avions déjà fait remarquer dans notre article de 1998 -VLT, n°72.).

Deuxième remarque : cet article traite apparemment d’Art pur, mais, en fait, il y a derrière toute une doctrine métaphysique implicite à laquelle réfère Aguéli (notamment la notion de « Tawhid »).

Enfin, comme hasard, la planète Mercure et le Soleil sont les deux seuls astres interchangeables dans les correspondances traditionnelles des sciences ancienne (’ulûm al-Qudama’).

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Revenons sur la question des « deux Chaînes initiatiques »…

Quand Jean Reyor voulut réimprimer ce passage dans la revue E.T en août 1946, il demanda à Guénon d’ajouter quelques explications car il s’agissait de l’initiation en dehors des voies normales, notamment celle des Afrad (cf. la traduction par Aguéli du texte arabe : « Tartibu-t-tasawwuf », dans La Gnose de déc. 1911 – paragraphe III) . Aguéli y oppose « ta’limur-rijal » et « ta’limur-rabbani ». Il n’est pas inutile de préciser que cette distinction est connue des soufis persans sous les dénominations équivalentes de : « tarbiyat-i-jismani » et « tarbiyat-i-ruhani » et y correspond parfaitement. Curieusement, Aguéli l’appelle initiation « marienne » (c’est à dire « mariale»). Ce qui est étonnant, c’est qu’il affirme que cette initiation « marienne » est fréquente en Europe, mais presque inconnue en orient. Si on nous permet un essai d’explication, Aguéli, faisant évidemment allusion à son cas et à celui de Guénon (et peut-être de Champrenaud,…etc) veut dire que, dans le monde arabe, il ne manque pas de Maîtres c’est à dire de « murshid » qui rattachent et dispensent un enseignement ( « ta’lim ») ; alors qu’en Europe, les gens qualifiés sont tellement isolés que la Miséricorde divine s’exerce à leur égard d’une façon « parallèle » qui est en dehors de la voie normale du Pôle et qui relève donc ipso facto de Seyydna al-Khidr (al-salam ’alayhi) : ces êtres qualifiés capables d’attirer à eux la Grâce divine s’appellent des Afrad (comme le dit Guénon, citant el-Mathnawi de Jalal ed-din Roumi : « La main du Pir n’est pas refusée à l’absent … C‘est l‘étreinte même de Dieu») . Nous ajouterons qu’il y en a encore dans le monde, et qu’ils jouent un rôle particulier en faveur des « isolés » qui ont besoin de leur aide et auxquels ils ne refusent pas leur appui. Cela fera sourire les esprits forts qui peuplent le microcosme du soufisme européen actuellement!… Mais il faut que certaines choses soient dites !

Quand Aguéli dit qu’ « il y a toujours un Maître », on nous opposera l’argument contraire chez certains Cheykhs, notamment Cheykh el-’ALawi lui-même : c’est tout simplement que ce dernier n’a pas voulu évoquer cette possibilité qui à son époque était réservée aux cas marginaux, dont il avait forcément connaissance, mais ne concernait pas les Arabes qui venaient à lui et avaient donc un Maître. Il n’empêche que Frithjof Schuon est venu à lui, car il vaut mieux jusqu’à un certain point avoir« un Maître vivant que décédé ».. D’ailleurs Aguéli lui -même a bénéficié de 3 ou 4 Maîtres (cf notre 1er artricle – VLT n° 72).

Ensuite Aguéli fait remarquer que cette initiation exceptionnelle était fréquente en Orient il y a 8 siècles, c’est à dire au 12è siècle, qui est l’époque où disparaît Sidi ‘Abdel-Qadi el-Jilani (1166) et où naît, presque simultanément (et ce n’est pas un hasard) Sidi Mohyed-din Ibn ‘Arabi (1165) , coincidence que nous pourrons expliquer à une autre occasion… Ceci correspond à l’époque de l’organisation (ou de la ré-organisation) des turuq .

Dans ce court passage, Aguéli termine par une réflexion curieuse et totalement inédite sur les œuvres de poètes de l‘Occident, comme fruit d’ « initiations mariennes plus ou moins inachevées »; ce qui est sûr, c’est que des Anciens comme Homère et Virgile sont d’authentiques initiés; alors, Aguéli avait peut-être en vue des poètes symbolistes modernes comme Baudelaire ou Nerval, à cause de leur conception (très littéraire) de la loi des Correspondances,- indispensable pour comprendre le Symbolisme – mais qu’ils n’ont pas comprise de façon initiatique, à notre avis. Et leur éventuelle initiation maçonnique ne suffit pas à en faire des Sages comme Homère ou Virgile!

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Venons-en maintenant à la question centrale et énigmatique posée par le titre de ces deux articles.

Quelques remarques préliminaires ne seront pas inutiles pour aborder notre problème .

D’abord, le nom islamique d’Aguéli : « el-Hedi » non seulement signifie « el-Nûr » (selon l’Imam Razi), mais de plus, ces deux noms se suivent dans liste courante des 99 Asma’u l-Husna . On pourrait parler, en évitant de tomber dans l’idolâtrie, de « culte de la Lumière » chez Aguéli. Selon la note de Charles-André Gilis, pour Ibn ’Arabi « la Lumière essentielle [est] présente en toute couleur, sans être altérée par aucune (Fusûs-al-Hikam, tome I, p. 129, note 115) ». D’après ce que nous savons de lui, on peut se demander si la peinture n’était pas un support de méditation, selon une technique qui lui était propre, unique (le symbolisme des couleurs correspondant à certains états de réalisation spirituelle). Viveca Wessel rappelle opportunément un passage d’un CR d’Aguéli dans la revue ECI du 31/1/1913 :

« Il importe, alors, de se souvenir qu’il existe une ’lumière noire’. Elle existe, elle est familière aux mystiques, au moins à ceux de la tradition musulmane, et nous l‘apercevons dans l’art comme une sorte de profondeur qui nous attire irrésistiblement- » . (« Porträtt av en rymd »,p. 185, note 17). Cette lumière réfère tacitement à la « noche escura » de San Juan de la Cruz.

A propos de Mercure, ibn ’Arabi dit que les Abdal « possèdent la connaissance des Planètes (« Hilyatu-l-Abdal », p.40, note – trad de Michel Vâlsan – 1950) et nous ajouterons qu‘ils en tirent une certaine « énergie » pour accomplir leur fonction  ; Ruzbehan parle même de “nourriture céleste venant de la Grande Ourse” (Corbin,”L’Homme de lumière”,p.60) . Mais dans ce chapitre dédié à Mercure, il s’agit plus souvent du Soleil; et les connaissances qu’avait Aguéli de la « logha suriyaniya » n’y sont sans doute pas étrangères … d’autant plus que ces 2 astres sont interchangeables selon une économie précise mais secrète (Guénon disait que les « Asrâr Qutbaniya » sont bien gardés, mais se dévoileront à la fin des temps ) que nous allons essayer d’expliciter.

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Normalement, à la planète Mercure correspondant à Hermès en grec, sont attribuées les sciences hermétiques, c’est-à-dire intermédiaires, tandis qu’au Soleil correspondent les sciences purement spirituelles. Or, comme le fait remarquer Guénon, traditionnellement correspond à chaque ciel un prophète :

Mercure, Hermès correspondent à Henoch, lequel est en fait Idris de la tradition arabo-islamique.
Dans ce cas le prophète au ciel du soleil doit être S. ‘Isa (Jésus).
Seulement, par une étrange interversion, dans la liste traditionnelle des 7 cieux et des prophètes afférents, on trouve:

1°)-S.Idris au ciel du Soleil (1er ciel),ce qui peut se justifier par d’autres arguments [(notamment historico-linguistiques: en suédois (et en allemand), le jour du Seigneur n’est pas le dimanche ,mais le samedi (lördag) et le dimanche s’appelle (söndag), jour du soleil ou de la lumière totale.
2°) S.’Isa au ciel de Mercure (4è ciel).
Il y a à cela une raison à cette ambiguïté que Guénon omet d’éclairer, c’est que curieusement, dans le récit de la création du monde, le 4è jour ce n’est pas Mercure qui est créé, mais le Soleil – axe central de la galaxie (2); la lumière totale,( fiat lux!) – comme nous le disions ci-dessus – étant réservée pour le 1er jour de la semaine (en arabe : yaum al-ahad). Ceci n’est pas sans conséquence pour la suite, notamment pour expliquer l’interversion que signale Guénon et surtout, l’événement eschatologique du retournement des Pôles, qui est la clé de l’énigme suggérée par Aguéli quand il choisit bizarrement les 2 titres de ses articles. Ceci oblige à déplacer Mercure à un autre jour de la semaine (cf. les arguments des Cabbalistes à ce sujet).

Tout se passe comme si, à la fin des temps, il se produisait un basculement, faisant « remonter » Seyyidna ‘Isa du ciel de Mercure au ciel du Soleil, pendant que Seyidna Idris retrouverait le ciel de Mercure, laissant la Lumière totale au Christ de la 2è venue, comme en témoigne son titre ésotérique de « Sol justitiae » . Idris s’efface donc devant le Christ à la fin des temps, transmettant sa fonction solaire (ce qui ne l’empêche pas de rester le « Pôle des Esprits humains ») pour que soit rétablie toute chose dans sa Vérité totale. Mais on assistera – wa Allahu a’lam – à ce qui est annoncé comme le Retournement des Pôles, et où, au sens propre comme au sens figuré, le soleil se lèvera à l’ouest (encore une allusion de S. Ibn ‘Arabi à l’énigme de « ‘Anqa mughrib » et aux « wuzara’ al-Mahdi »). Les Evangiles ajoutent même que : « les Puissances des cieux seront ébranlées…les étoiles tomberont du ciel…etc ». Ce retournement correspondra à un bouleversement social sans précédent, comme le suggère Guénon dans son article de 1935 « Varna » : l’élite cachée dans la plus basse caste reprendra sa place qui avait été occultée , le terme hindou étant « Hamsa », riche de connotations relevant de «  ‘ilmu-l-hurüf ». Wa Llah a’alam !

Voilà ce qu’à notre avis, il faut considérer pour lire avec profit ces 2 articles de cheykh ‘abdul-Hedi, dont on n’a pas fini de découvrir la complexité (il y a chez lui bien d’autres énigmes que nous développerons, in sh’a Llah)

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Comme souvent, Guénon fournissant un éclairage sur un point particulier, il se produit qu’Ibn ‘Arabi complète ou éclaire l’exposé guénonien. Ainsi, dans ses Oraisons Métaphysiques (awrâd al-usbû’) traduites par Michel Vâlsan dans les E.T. de septembre 1949 (n° 278),nous apprenons que, à la nuit du milieu de semaine,c’est à dire du mercredi, correspond le Nom divin « al-Nûr ». Dans son ouvrage intitulé « Introduction aux oraisons de la Semaine » (le Turban noir – 2012), Charles-andré Gilis ajoute les précisions suivantes : « En tant que ‘jour céleste’, le mercredi est appelé le ‘jour de la lumière'; à ce titre,il est placé sous l’égide de sayyidnâ ‘Isâ.(…) Idrîs ,qui est le prophète -pôle des sphères célestes exerce, par la rûhaniyya de ‘Isâ, une influence ‘mercurielle’  qui maintient l’unité traditionnelles de notre monde tout au long de son développement cyclique ».(op;cité, pp.42-43).

D’après ce que nous venons d’expliquer ci-dessus, cette maintenance – terme remarquable concernant la Fonction de Seyyidna Idris – se modifie à la fin du cycle,au moment du « retournement des Pôles ». Wa Llahu a’alam !

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Présentation des « Pages dédiées au Soleil »

Nous signalerons seulement l’énigme que constituent les dernières lignes de cet article (en italique dans le texte) :

Je pris une mousse parmi les neiges…(…) Une déesse en pierre noire à la tête de lionne – me fit voir le Soleil africain sur le sable brûlant…Je lisais les livres du Maître avant de savoir l’arabe.

Je le vis lui-même avant de connaître son nom ».

On peut essayer de dater ce passage grâce à 3 indications données ici par Aguéli et plus tard dans une lettre .

D’abord, c’est bien en Suède que cette vision prémonitoire a eu lieu, à cause des termes « mousse, neige, brume froide »; ensuite, cette lecture des textes akbariens réfère, selon Axel Gauffin, à l’Endymion de Verner von Heidenstamm (1889) où il est fait allusion à ibn ‘Arabi. Ces lectures datent des années 1892-3; enfin ,il y a cette lettre de 1907 où il décrit sa vision (en songe ) d’ibn ‘Arabi, 14 ans plus tôt. (cf. VLT, n°73, p.41)

Maintenant , il y aurait à expliquer ce que vient faire ici la déesse à tête lionne…

D’après les indications données, il s’agit de la déesse Sekhmet, de Memphis, parèdre de Ptah (lequel donne son nom à l’Egypte : hi-ku-ptah, c’est à dire « le château de l’âme de Ptah) honorée par un rite particulier : deux séries de 365 statues de granit noir étaient consacrées à ce rite qui avait lieu 2 fois par jour (« la Mythologie égyptienne », par Nadine Guilhou et Janice Peyré, p.398 – Paris, 2005). Il s’agit bien d’une divinité solaire qui symbolise, à l’avance , un lien spécifique d’Aguéli avec l’Egypte, la lumière, et, en régime islamique, avec le nom divin « al-Nur ». Selon F.Daumas, elle a entre autres fonctions celle de tuer les ennemis du dieu RA.

Coincidence curieuse, c’est à Memphis qu’émigre Aguéli, fin 1909, obligé de fuir Le Caire, victime de l’hostilité des ennemis de l’oeuvre traditionnelle qu’il avait entreprise avec la revue « al-Nadi=Il-convito), sous l’égide du Cheykh Elish el-Kébir, Pôle de son époque.

Signalons aussi que, selon la mythologie hindoue, la Déesse Durga, appelée aussi Kali, chevauche un lion.

En conclusion, nous pouvons redire que ce songe est prémonitoire de sa carrière initiatique ultérieure.



Statue de Sekhmet au  temple de Ptah de Karnak (Louxor)

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conclusion:

C’est la lumière qui compte pour Aguéli, non l’objet, donc la Source plus que le fleuve, le Créateur plus que la créature. Il veut saisir l’acte même de la manifestation, sans perdre de vue son Auteur; en ce sens il échappe à l’idôlatrie et à l’interdit sémitique du double. Il déteste les naturalistes et n’apprécie pas les impressionnistes, car ce qui compte pour lui, c’est non l’objet mais la projection d’une vision intérieure. On se demande ce qu’aurait donné une rencontre entre Vincent van Gogh et Aguéli. Hélas, quand ce dernier débarque à Paris, van Gogh vient juste de mourir.

L’art d’Aguéli n’est absolument pas sensuel, il est et se veut traditionnel au sens guénonien. Il a une haute conception de son art qu’il exprimera dans deux formules sybillines : « Je suis le serviteur d’une tradition que je n’ai pas le droit de renier »  et : « Je dois réussir par devoir cosmique » (av cosmiskt plikt).(Axel gauffin,tome II)…

Notes :

(1) Nous devons cette référence inédite à l’obligeance de M. Jean-François Lesbre, grand connaisseur d‘Aguéli. Qu’il soit ici remercié.


(2) Ce qui expliquerait le culte rendu par les anciens Germains à Odin/Wotan (=Mercure) au point que les missionnaires chrétiens, jaloux de ce culte qu’ils trouvaient idolâtre et concurrentiel débaptisèrent ce jour (Wotantag/wednesday/onsdag) en « mittwoch » qui signifie simplement « milieu de semaine », sauvegardant tout de même son sens « central » pour les initiés! 








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