vendredi 27 octobre 2017

Jean Foucaud - Commémoration de la Disparition du peintre Ivan Aguéli





1er octobre 1917 :décès accidentel à Barcelone du peintre suédois John-Gustav Agelii , alias Ivan Aguéli, ( en islam :Cheykh 'abdul Hedi al-Maghribi 'Uqayli - 1869/1917)
  
  Ainsi, il y a juste cent ans disparaissait un homme exceptionnel, qui aurait été bien oublié si nous n'avions réparé cette omission, il y a près de 20 ans, par 3 articles dans la revue Vers la Tradition du regretté Roland Goffin (n° 72 et 73 de 1998 ; n°77, 1999  + Rectificanda  n° 79 en 2000), puis plus récemment, depuis 2013, par une série de textes inédits présentant par exemple 2 articles énigmatiques d'Aguéli sur 3 sites successifs (Esprit-universel/blog.spot - Dinul-qayyim - al-Simsimah).

      Nous avons parlé en 1998 de Précurseur ; en effet, Cheykh 'abdul-Hedi , n'avait pas seulement fondé une Société d'Etudes appelée "al-Akbariya" (consacrée au Cheykh Muhyy-d-Din Ibn 'Arabi) et initié René Guénon sous le nom d'Abdel-Wahed Yahya à l'Esotérisme islamique (appelé approximativement "soufisme" en Europe, terme depuis galvaudé). Il avait aussi  vraisemblablement fondé à Paris une zawiya shadhiliya en  relation avec l'éminent Cheykh Elish-Kébir du Caire, connu comme le Pôle de son temps ("Qutb al-zaman") dont nous avons encore quelques qasâ'id et invocations écrites de la main même d'Aguéli *, et toujours en usage dans les zawiya shadhilia, avec quelques variantes, notamment en France dans la zawiya de Cheykh Mustafa (radiya'Llah 'an-hu). Si l'on  nous permet de nous citer, nous écrivions dans le n° 72 de VLT (1998) :"...un homme providentiel , sans lequel on peut se demander s'il y aurait actuellement en Europe un Tasawwuf digne de ce nom"(p.44).

   Par contre , nous sommes à peu près sûr qu'il ne joua jamais le rôle de "murshid", se contentant de la fonction de muqaddam que lui avait dévolue le Cheykh Elish . On se  rappellera que les "afrad" ne dirigent pas de disciples, leur généalogie spirituelle étant trop particulière. Certains, mal informés des lois du tasawwuf, ont prétendu que les Afrad ne rattachaient pas  : ceci est faux, nous en avons connu des exemples récents à Tunis. Donc, aucune contradiction dans le fait qu'Aguéli rattacha Guénon, entre autres. Mais ils ne dirigent pas, car ayant pratiqué ce qu'on appelle en Alchimie, la Voie sèche, ils ne peuvent aider de simples disciples à progresser dans la voie humide  qui seule leur convient...

        Pour commémorer les cent ans de la disparition d'Aguéli ( rahimahu'Llah), nous proposerons dans un premier temps   Jean Foucaud - Programme d'action d'Abdul-Hâdî (Ivan Aguéli)

ensuite nous poursuivrons notre biographie d'Aguéli en développant les énigmes de sa  vie liées à son cas personnel et à sa fonction.
 
               Nous rappellerons que nous travaillons à partir de documents en arabe, français, suédois, allemand et italien...etc ,que ne possèdent pas ceux qui nous ont accusé d'avoir trop d'imagination : s'ils savaient tout ce que nous pourrions dire sur Aguéli ,que diraient -ils ?... A l'égard des  cuistres et malveillants aigris par l'ignorance des langues étrangères, nous disons simplement que nous étions bien préparé à l'étude d'Aguéli et de ses rapports avec Guénon, par de solides et longues études de Linguistique, de Philosophie classique et d'Islamologie,sans parler de connaissances dues à la fréquentation de Maîtres dont le plus insigne fut Michel Vâlsan. Mais à l'inverse de certains ambitieux actuels qui se placent un peu partout en ce moment , nous ne nous proclamons pas "spécialiste de Guénon  ni du Tasawwuf", laissant ce titre aux arrivistes du milieu néo-soufi.
 
*cf. doc. reproduits par Mme Viceca Wessel,dans "Porträtt av en rymd",Stockholm, 1988, p. 93

Jean Foucaud - Programme d'action d'Abdul-Hâdî (Ivan Aguéli)





Programme d'action d'Abdul-Hâdî (Ivan Aguéli)
« Annexe annoncée dans VLT n° 77 » :
PROGRAMME D'ACTION D'AGUELI
(La Réforme des Mentalités).




Par exemple « la manipulation des courants mentaux », technique à laquelle fait allusion René Guénon dans Orient et Occident (Vega, éd. De 1964, 2è partie, chap. 3, p. 184).

Si l'on se réfère à Axel Gauffin, on trouve un programme détaillé que, vu sa longueur, nous sommes obligés de renvoyer en annexe du présent article. Ce document remarquable (et malheureusement inconnu jusqu'à ce jour) montre la science précise d'Aguéli en ce domaine : près de 20 ans plus tard, au Caire, Nyberg notera l'influence toujours agissante des idées traditionnelles énoncées par Cheykh Abdu-l-Hedi et l'équipe d'Il-Convito.


CONTEXTE DU PROGRAMME

[Axel Gauffin, biographie d'Aguéli tome II pp.180-181.]

Son ardent ami italien [Insabato], était indigné par la politique de conquête de son pays à Tripoli  [en Libye]. Il avait certainement aussi beaucoup de reproche à faire à la France pour sa violence en Afrique, mais la perfidie de la patrie de Garibaldi le touchait plus durement. Son plus cher désir était de pouvoir contribuer à une réforme de la politique coloniale française et de gagner la compréhension des milieux intellectuels de ce pays en faveur de ses correligionnaires orientaux.

Dès l'instant où il se trouvait à Paris avec pour tâche de rapprocher la France et l'Islam, toute attitude critique, toute attitude de vieille rancune était oubliée. Et ainsi nous pouvons montrer comment cette année-là il investit toute sa profonde connaissance de la situation du monde musulman, comment il utilise toute sa force de persuasion dialectique à concevoir les voies que devrait suivre une entente entre "Marianne" et les fidèles de Muhammad. Dans une des caisses sauvées du grenier de Mme Huot grâce au Prince Eugène (*), j'ai trouvé des notes griffonnées au crayon sur le verso d'une carte de publicité pour  l' "Eternelle Jeunesse - l'Eternelle Beauté, Madame Debaon, 13 rue du Vieux-Colombier, Paris VIe (Discrétion)". (**)
 
On devine sans peine que la toujours jeune et belle mais strictement économe Mme Huot fournissait l'écrivain avec du papier bon marché mais tout à fait utilisable.  Ce sont ces cartes publicitaires couvertes d'écriture qui, réunies, nous permettent d'écouter les rêves franco-islamiques d'Ivan Aguéli. Et je me demande si ce génie multiple a écrit quelque chose de plus impressionnant et de plus avisé à la fois, que ces pages auxquelles il donne, sur la base de plusieurs années d'amères expériences, leur forme la plus transparente.

Comme complément au programme qui va suivre est joint un article n°2 qui répète partiellement le 1er en d'autres termes, mais donne aussi des détails sur le groupe franc-islamique dont il s'agit dans cette déclaration de programme. 

On peut compter comme 3ème document concernant les projets franco-islamiques, un brouillon de lettre destinée au Général Cherif Pacha, l'homme d'Etat turc bien connu, avec demande d'aide pour finance un projet de revue pour le groupe cité supra. Le grand intérêt de ce brouillon est qu'il nous fait comprendre qu'Aguéli ne se contentait pas de rêver.

* Prince Eugène, frère du roi régnant de Suède et 2ème fils du roi Oskar II.
** En français dans le texte. Rappelons que Debaon (ou : de Baon) est le nom de jeune fille de Mme Huot, du nom du village près de Tonerre (Yonne).
 
[Il faut replacer ces documents historiques, ainsi que l’a signalé M. Foucaud dans les notes ci-dessous, dans leur contexte colonial des années 1900-1910.]





DOCUMENT I


Grâce à notre tempérament national, nous pouvons selon les circonstances tantôt agir avec simple fermeté, tantôt avec la souplesse des Italiens. Nul plus que nous n'est en mesure d'avoir une main de fer dans un gant de velours. Nous devrions par conséquent être les premiers colonisateurs du monde. Et pourtant, nous ne le sommes pas, du moins pas encore, et cela tient à une raison qu'il est aisé de déceler. Notre expansion coloniale a été trop soudaine pour que le Français moyen prenne conscience que n'importe laquelle de nos colonies est comme un asile de fous, que c'est dans le plus misérable de tous les pays étrangers que l'on envoie tant de soldats, et que c'est là que la Haute Administration se trouve aux mains des Français. Voilà tout !

Or il est très important de ne pas être un intrus dans ses propres colonies. C'est pourtant notre cas, car au fond nous y sommes réduits à jouer un rôle de tyrans malgré nous.
Nous avons donc créé un grand empire colonial, non seulement pour contribuer au bien-être national (immédiat), mais encore dans l'intérêt de la Civilisation. La conservation de nos conquêtes - c'est-à-dire de notre avenir - et d'autre part la maîtrise de la mer, dépendront de la manière dont nous occuperons les pays indigènes. Un empire, sans l'art impérial de lier notre sort à nos sujets ou vassaux, ne pourra pas devenir autre chose qu'une présence provisoire. Il est malheureusement vrai que les indigènes ne sont pas tous heureux. Même dans le cas où notre domination, au moins de notre point de vue, a amélioré leur vie purement matérielle, ils ne sont pas satisfaits. Le fait est qu'ils ne vivent pas leur vie, et il leur est impossible de vivre la nôtre.

Quoi que nous fassions, nous ne ferons pas leur bonheur, ce qui est pourtant la condition première pour assurer et poursuivre notre domination dans les colonies. On aura toujours besoin d’indigènes, de leur collaboration et donc de leur bonne volonté dans leurs relations avec nous. Cela est tout à fait indispensable quand il s'agit de pays de vieille tradition.

Mais la situation est que toutes les tentatives faites jusqu'à présent pour intéresser les indigènes à notre œuvre colonisatrice ont complètement échoué. C'est tout particulièrement dans les pays musulmans que les erreurs de notre système sont patentes. Nous avons provoqué une rupture violente dans la vie des indigènes, mais ce n'est pas là le pire, et d'ailleurs, c'était fatal. Mais, au lieu de leur faire oublier les motifs de querelles en les aidant à recouvrer leur mode de vie islamique et à vivre mieux qu'avant, dès le début de la conquête, nous avons, sans discernement, tout fait pour les mener dans une voie qui n'est pas la leur, en leur faisant miroiter comme des appas toute sorte d'avantages matériels. Or cette vie matérielle n'a qu'une importance toute relative pour eux. Malgré tout ce qui se passe, ce sont les traditions qui prennent la première place à leurs yeux. Il faudrait avoir vécu la vie musulmane pour savoir que, en dépit d'une misère provoquée par la décadence intellectuelle et morale, en dépit même d'un apparent scepticisme, les Musulmans, tous les Musulmans, sont profondément attachés à leurs traditions. Notre mépris, ou notre indifférence tolérante pour leur vie religieuse, les empêchera pour toujours d avoir confiance en nous. De leur point de vue, ils ont parfaitement raison. La réalité est que la religion, c'est-à-dire l'Islam, recouvre toute la Tradition dans ses dimensions sociale, intellectuelle, morale, historique et quotidienne voire populaire. Mais il est important de noter que cette notion temporelle ne correspond pas du tout à la même chose chez les Musulmans et chez les Européens. Il se peut que cela soit la conséquence de la vie patriarcale ou un sens de la famille particulièrement développé, ou pour quelque autre raison : le fait est que les Musulmans vivent dans le passé ou l'avenir autant que dans l'instant présent. De là s'ensuit que tout ce qui est fait contre l'Islam n'est pas seulement ressenti comme un acte d'hostilité à l'encontre des Musulmans que vous avez devant vous, mais encore comme un affront envers leurs pères et une menace pour leurs enfants. Par comparaison avec une telle situation, quelques avantages matériels ne signifient absolument rien en échange.

En cela, il n'y a rien qui doive étonner un Français. D'un étranger qui nous donne l'occasion de faire quelques bonnes affaires, mais qui ne nous, comprend pas, qui ne saisit pas notre originalité ni notre tradition nationale, et qui méprise notre façon de nous gouverner, d'un tel homme donc, nous chercherons à tirer le plus de profit possible, sans lui témoigner aucune sorte de reconnaissance. Tout cela pour montrer que les Musulmans, quels qu’ils soient, vous jugeront toujours, en fin de compte, d'après la position que vous prendrez envers leur religion.

Maintenant deux questions se posent : 1 °) La vie islamique des indigènes est-elle oui ou non conciliable avec nos intérêts ? 2°) Que pouvons- nous faire en faveur de l'Islam dans les circonstances actuelles ?

Il est maintenant établi scientifiquement que l'Islam, loin d'être un obstacle à la Civilisation, est au contraire le puissant facteur qui l'a favorisée, et que les principes de cette civilisation sont plutôt libéraux. On sait par l'Histoire que les Musulmans ont, à un moment critique, sauvé la domination anglaise sur l'Inde et que, encore de nos jours, ils en constituent le soutien le plus éminent (1). Le dogme du Califat universel ou de l'Imamat n'est rien d'autre qu'une formalité sans portée pratique, qu'on ne peut comparer que de très loin avec l'influence du pape dans le monde catholique. Nous avons entendu plus d'une fois les autorités religieuses les plus éminentes de l'Islam exprimer le point de vue que, si un gouvernement européen donnait de solides garanties en faveur d'un soutien à l'Islam, aussi bien sur le plan intérieur qu'extérieur, tous les Musulmans avec leurs Ulema en tête, courraient se soumettre à ce gouvernement pour se laisser diriger par lui. L'Islam était autrefois intransigeant au temps où l'intolérance régnait en Europe. Maintenant, ce n'est plus le cas. Cependant il est parfois arrivé que l'Islam nous fasse obstacle. Là, il me semble que l'on n'a pas très bien compris que l'Islam n'est rien d'autre qu'une arme dans les mains de quelques fanatiques qui exercent leur rôle d'agitateurs parmi les ignorants. Et que rien ne devrait nous empêcher de nous servir des mêmes armes pour la cause de la paix et d'un gouvernement d'ordre. Les formes d'une politique islamophile dépendraient nécessairement des circonstances. On ne doit, sous aucun prétexte, se mêler de théologie, mais au contraire laisser les lois islamiques suivre leur cours normal. Les Anglais n'ont pas toujours respecté cette règle. C'est pourquoi l'œuvre de Mohammed Abdouh en Egypte a plutôt servi le nationalisme égyptien que la politique anglaise.

Ce qui, dans des conditions normales, nous semble le plus urgent est :

1°) La construction d'une Mosquée à Paris ; étant donné qu'il y en a une à Londres, à Moscou et même à Vienne, il est impensable que « la Ville Lumière » (2) soit en retard sur ces capitales du point de vue de la tolérance. La colonie musulmane de Paris souffre terriblement, d'un point de vue moral aussi bien que social, de cette lacune, car cela constitue un sérieux obstacle à la solidarité de ses membres. L'édification de cette Mosquée n'est pas non plus une affaire d'amour-propre national ou bourgeois, mais plutôt un devoir de première nécessité qu'exigent de nous les lois de l'hospitalité.

2°) Apporter un soutien matériel au pèlerinage [à la Mecque] en améliorant la situation financière et la sécurité des pèlerins. Mettre à leur disposition un bon bateau, spécialement aménagé pour les besoins rituels des croyants, avec suffisamment d'installations sanitaires, cuisine, salles réservées pour la prière, etc...

3°) Etant donné que l'usure sous toutes ses formes est formellement interdite par la religion, il arrive que les Musulmans scrupuleux refusent de se servir du système occidental d'épargne ou de dépôt. Là, il serait adéquat de créer des caisses d'épargne spéciales (ou tout au moins des « Instituts » de dépôt) à l'usage des Musulmans. On devrait remplacer les intérêts par un système de garantie plus avantageux que celui qu'on octroie d'habitude aux dépositaires, ainsi que par des facilités quant aux retraits, transferts, etc...

4°) Un tribunal d'arbitrage pour tout litige entre Musulmans et Français.

5°) Une organisation purement intellectuelle, qui aurait pour but de persuader les Musulmans du monde entier de nos bonnes intentions, et serait ainsi le gage de notre sincérité. Cette organisation serait multiple. Pour l'instant, nous ne parlerons que de la création, avec le soutien de l’Etat, d'un groupe franco-islamique, composé de Français et de Musulmans et pour lequel nous disposons d'éléments (3). Ce groupe doit avoir un siège à Paris et un autre dans des capitales musulmanes comme le Caire, Bagdad, Damas et même Tunis.

Ce groupe doit commencer par :

a) fonder l'Académie arabe que l'on attend déjà depuis plusieurs années.
b) gagner certains groupes musulmans qui représentent la sainte Tradition, laquelle, bien qu'elle soit en partie secrète, n'en jouit pas moins d'une énorme influence dans la politique du monde musulman.
c) fonder un parti modéré parmi les Musulmans de tous les pays, parti qui serait caractérisé par l'aspiration à un développement et une saine compréhension des choses. Il serait composé d'hommes d'affaires honnêtes, de fonctionnaires et, tout particulièrement, d'intellectuels.
d) il pourrait préparer les futurs ambassadeurs et hauts fonctionnaires à jouer leur rôle dans les cas difficiles et délicats.
L'utilité de cette organisation islamique, telle que nous l'avons présentée, serait :
1° - de nous procurer des collaborateurs loyaux, spécialement parmi les indigènes ayant la dignité et l'autorité nécessaires.
2° - de créer une élite de Français islamophiles, parfaitement compétents et destinés au service national dans les pays musulmans.
3° - l'extension de nos relations politiques et commerciales.
4° - la réfutation de toutes les calomnies qui circulent, nous concernant, parmi les Musulmans, et qui les éloignent de nous. C'est ainsi que nous avons en main une documentation remarquable qui prouve que le pangermanisme a pénétré jusque dans l'esprit crédule des Musulmans.
5° - faire comprendre aux Musulmans que nous sommes les meilleurs amis de l'Islam, les seuls qui soient justes envers eux, et qu'ainsi, cette politique pro-islamique pénètre dans la conscience publique et l'opinion. L'existence d'un groupe franco-islamique important n'est pas seulement la meilleure, mais aussi la seule garantie pour la « Parole donnée » (4) que puisse offrir une nation républicaine aux Musulmans. Ainsi, les Musulmans, de quelque pays ou bout de terre qu'ils viennent, et quelque besoin qu'ils aient de l'Europe, devraient choisir la France.
6° - détruire tous les préjugés religieux sur lesquels s'appuient nos opposants en Afrique. La paix serait ainsi beaucoup plus facilement rétablie au Maroc, de même que l'ordre dans nos autres colonies (5).


(1) L'argument n'est paradoxal qu’à première vue. - D'abord, il ne faut pas oublier qu'Ivan Aguéli est Scandinave : il n'est pas partie prenante dans les querelles coloniales. D'autre part, il veut montrer que les Anglais auraient tout intérêt à se concilier des gens qui les ont soutenus, de bon ou mauvais gré, militairement - qu'on pense seulement à tous les Musulmans et Africains morts pour la France. L'argument d'Aguéli est donc habile et justifié.
(2) En français dans le texte.
(3) Ce projet anticipe (déjà) la création par René Guénon et ses amis de l’« Union pour l'entente intellectuelle entre les peuples » dans les années 1925-1926.
(4) On sait la fortune que connaîtra cette formule, notamment chez Louis Massignon.
(5) On remarquera qu’Aguéli s'est si bien assimilé à la cause de l’entente franco- islamique qu'il parle de « nos colonies » comme s'il était Français. Mais derrière ce « nos » se profilent les intrigues italiennes de Insabato et Giolitti.

DOCUMENT II

Quand l'Islam nous a barré la route - ce qui est arrivé plus d'une fois pendant notre histoire coloniale - combien y avait-il de Français qui étaient à même de saisir clairement le sens de la situation, de comprendre que, à ce moment, l'Islam n'était en principe pas un obstacle, mais seulement un instrument, une arme contre nous, aux mains de quelques fanatiques, qui provoquaient des troubles parmi les masses ignorantes ; et que nous aurions pu nous servir des mêmes armes, non seulement pour nous défendre mais aussi, en échange de nombreux avantages matériels, pour établir un ordre moral et bourgeois parmi des populations arriérées ou dégénérées

Quelques esprits avertis avaient pourtant pressenti l'utilisation de l'Islam comme ferment de civilisation en Afrique. Mais à cette époque, on ne connaissait pas encore bien l'Islam. On lui imputait une rigidité et une intolérance aussi éloignées du caractère du Prophète que la mentalité française. Certains politiciens voulurent alors fonder une religion ad hoc, une sorte d’Eglise Islamique Réformée [sur le modèle des Eglises protestantes]. Inutile de dire que cette tentative prétentieuse de modifier une Tradition plus que millénaire échoua lamentablement. Mieux encore, nous lui devons le nationalisme égyptien et le mouvement des Jeunes Turcs (6).

Maintenant nous connaissons mieux les choses. Nous savons, en effet, que la véritable conception française des choses, particulièrement sous sa forme la plus récente, ne présente pas de si grandes différences avec les conceptions authentiquement islamiques, telles que les grands maîtres spirituels ou canoniques des temps passés les ont exposées. L'Islam dont nous voulons parler n'est pas non plus une religion de deuxième ordre, inventée pour nos besoins futiles et par égard pour (au profit de) l'Administration coloniale, mais au contraire le grand Islam de la Tradition sacrée, la seule autorité morale que les Musulmans reconnaissent, le Juge Souverain, quasi invisible, de toutes leurs décisions, le seul moyen non seulement d'apprendre à les connaître, mais aussi de s'assurer de leur bonne foi (7).

Poussés par l'ambition de réaliser ladite « politique d'association », nous avons fondé « L’Union Franco-Islamite » (8), avec l’intention de dissiper les malentendus qui existent ou peuvent surgir entre Français et Musulmans dans nos colonies. Dans ce but, nous voulons accorder le Droit international avec l’islamisme, ce qui n'est pas impossible. La civilisation islamique est fondée sur l'universalité au sens le plus large de ce mot. Cela concerne aussi la civilisation française, héritière des Latins, et ce à plus de titres que les autres peuples. Nous voulons en outre que les Musulmans soient dignes de ce nom, car c'est la condition indispensable à leur responsabilité morale, et par conséquent, à toute négociation qui aurait pour but un accord ou une collaboration, quelle qu'elle soit.

L'Union Franco-Islamite commencera son activité par des études nouvelles, sans parler de toutes les questions qui relèvent de sa compétence, ainsi que par des actes concrets de justice et de tolérance. Les études devront déboucher non seulement sur des formules qui s'accordent avec une tradition authentique pour ce qui concerne les relations sociales, intellectuelles et morales entre Français et Musulmans, mais aussi sur la définition d'une politique rationnelle de l'Administration musulmane, une politique que le Gouvernement français devra tôt ou tard appliquer dans son propre intérêt comme dans l'intérêt de ses administrés.

L'Union devra être, pour ainsi dire (en quelque sorte), un Tribunal d'arbitrage entre Français et Musulmans, une sorte de porte-parole (9) pour les réclamations des Musulmans qui ont eu à souffrir de la colonisation française dans leurs droits légitimes. Elle devra se charger de faire avancer leurs doléances en les soutenants avec les moyens que la Constitution Républicaine met à la disposition de ses meilleurs citoyens.

(6) On mesure par cette remarque l'information étendue et peu commune dont disposait, à l'époque, Ivan Aguéli et pourquoi sa collaboration à la revue La Gnose (même si elle ne traitait apparemment pas de politique) fut accueillie avec enthousiasme par son Directeur Palingénius. - On se rappellera le rôle suspect joué dans ce mouvement par des minorités russes, grecques, arméniennes et juives de Turquie, dont le but secret était l'abolition du Califat, profitant à la fondation ultérieure de l'Etat juif.
(7) ou : « de s’assurer leur confiance ».
(8) En Français dans le texte.
(9) Littéralement : de « porte-voix ».

DOCUMENT III (10)

A Son Excellence
Monsieur le Général Chérif Pacha. (11)

Si la chose n'était pas si urgente, nous aurions différé notre requête. Etant donné que nous ne sommes en aucun cas impliqués dans votre campagne, nous comprenons que la nouvelle situation en Turquie requière exclusivement votre attention. Mais, en l'occurrence, il ne s'agit ni de nous, ni d'intérêts personnels.

Il s'est formé à notre initiative un groupe islamique qui promet de devenir influent. Parmi eux dominent les intellectuels, dont certains sont bien connus. Il y a aussi des hommes politiques, dont quelques-uns sont députés. Il y en a, notamment, qui voudraient aller en Orient pour entreprendre l'étude de la Loi islamique, tandis que d'autres, plus tournés vers l'aspect extérieur des choses, plus pragmatiques, limitent leurs vœux aux réformes en faveur des Musulmans dans le cadre de l'Administration coloniale. Mais bien que constatant la présence d'éléments divers dans notre groupe, je m'abstiens de juger les consciences, car je me réjouis de tout rapprochement, important ou pas, que l'on puisse faire, sous quelque forme que ce soit, vers les conceptions islamiques. Toutefois, je perçois la nécessité absolue de créer dans l'immédiat un lien purement spirituel et intellectuel entre ces nouveaux amis de l'Islam, de façon à ce que les divergences d'opinion et d'intérêts ne portent jamais atteinte aux fondements de la Foi.

Il serait également tout à fait souhaitable d'avoir à notre disposition une publication indépendante de toute pression non-islamique, par exemple une revue, si modeste fût-elle, qui pourrait servir de bulletin périodique [de liaison] entre les membres du groupe, en même temps que d'organe de propagande et de défense de nos idées.

Nous nous en remettons, pour notre cause, à Votre Haute assistance. Pour ma part, je suis disposé à consacrer une partie de mon temps à cette entreprise, sans en attendre quelque avantage matériel que ce soit, sous quelque forme que ce soit. Mais étant donné que je n'ai aucune fortune personnelle, je suis incapable de contribuer aux frais d’impression, d'expédition et d'administration. Seriez-vous disposé à m'aider sur ce point précis ?

Je peux vous assurer qu'une action islamique à Paris, même si elle était exclusivement scientifique et intellectuelle, serait accueillie par les Musulmans pieux du monde entier avec une approbation sans réserve. Ils apporteraient l'aide de leurs prières en faveur de l'Etat ottoman qui aurait créé un « bastion » islamique dans le milieu européen.

Il va de soi que, si vous m'accordez votre bienveillant soutien, nous l'utiliserons avec la plus grande discrétion.

Au cas où il vous serait impossible de nous apporter une aide directe, pourriez-vous intéresser quelque Musulman influent à notre projet ?

Je dois ajouter que notre groupe ne doit pas être confondu avec la « Société des Arts musulmans » qui vient d'être fondée récemment. Cette association m'est infiniment sympathique, et nous ne devrions pas lui ménager notre soutien selon nos faibles possibilités, mais le but que nous poursuivons, nous, est bien plus vaste (12).





En espérant que vous prendrez en considération la demande de protection que nous vous adressons, je prie Votre Excellence d’agréer l'expression de ma profonde considération.

Ivan Aguéli.

(10) Note du traducteur brouillon de lettre en arabe à Chérif Pacha.
(11) En Français dans le texte suédois.
(12) ou : « à plus long terme ».

[Note du blog : il faut replacer ces documents historiques, ainsi que l’a signalé M. Foucaud dans les notes ci-dessus, dans leur contexte colonial dans les années 1900-1910].

Jean Foucaud - La réédition des oeuvres de René Guénon




( : « si vous saviez ce que l'on fait subir à l'oeuvre de René Guénon » Michel Vâlsan,
communication à l'auteur d'avril 1973.)
I.
1° Dans l'ordre chronologique, il y avait déjà l'arrogance allemande du traducteur de « La Crise du Monde moderne », sous le titre « Die Krisis der Neuzeit – Könn, 1950 », Martin Otto. Il avait carrément supprimé des notes en bas de page. Nous l'avions signalé à Michel Vâlsan qui s'était indigné : « C'est moi qui étais mandataire à cette époque. Cette traduction s'est faite sans mon autorisation. » Mais, alors, qui l'avait donnée ?
2° Ensuite, il y a eu la calamiteuse traduction du « Roi du Monde » (« Der König der Welt »), amputée de plusieurs chapitres, certains résumés – parce que le traducteur jugeait qu'il y avait redondance, quelle prétention ! Ah ! Guénon avait bien raison de dire qu'il n'avait pas d'amis en Allemagne. Mais de tout cela, la nouvelle « Fondation René Guénon » n'en n'a cure ! Ce n'est pas son soucis majeur.
 
II.
Enfin, « last but not least », l'édition tronquée par Martin Lings des « Symboles fondamentaux de la Science sacrée » en anglais, signalée par M. Kerssemakers dans la revue V.L.T. . Et, en France, la réédition constante des « Symboles fondamentaux de la Science sacrée » sous le titre « Symboles de la Science sacrée » (ce qui permet au passage d'en faire un « triskell » [SSS : ]) ; les nouveaux rééditeurs sont courageux mais pas téméraires : il n'y a ni introduction, ni notes, ni annexes – dont l'annexe III monosyllabe AUM, considérée comme sacrilège par cet outrecuidant de Bruno Hapel 1, pour qui se prenait-il ?






Voici le tableau, à toutes fins utiles, des éditions, tirages et rééditions successives du recueil original qui avait été composé avec un soin « filial » par Michel Vâlsan en 1962, dans une présentation extrêmement fine et utile. Ca, c'était du travail et du respect. Toutes ces valeurs ont bien disparues depuis 50 ans.






 

Edition originale

Edition tronquée

1962

X

 

1970

X

 

01/06/77

 

X

01/05/80

X

 

01/12/82

X

 

08/10/86

 

X

11/09/98

 

X


 
Lors d'une rencontre avec Michel Vâlsan, en 1973, quand nous avons évoqué l'évacuation de son projet : « Tradition primordiale et formes particulières », torpillé par un certain Roger M., il nous avait raconté avec indignation toute l'histoire de son éviction de la « Collection Tradition » (Gallimard) : c'était édifiant ! A la place parut un étrange mélange, « Formes traditionnelles et cycles cosmiques », fait d'articles remarquables mais assemblé sans queue ni tête avec une introduction lamentable ! Michel Vâlsan nous avait dit, à propos du préfacier : « Il n'a jamais su écrire le français ! » Voilà où nous en sommes en 2015 … On ne félicitera pas les ayants-droits ou plutôt : ceux qui agissent fielleusement en leur nom.
 
Le 17 novembre 2015.





PS: "Oui, les éditions de R.G. continuent à être lamentables; et si vous saviez tout ce qui se passe autour et à cause de son héritage des droits d'auteur ! -- La collection "Tradition" est bien morte il y a 10 ans, à cause justement des intrigues intervenues déjà alors."

   -  Lettre de Michel Vâlsan à l'auteur, du 28 août 1973 (lettre dactylographiée)
 
J. F.
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