jeudi 29 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - IV Feirefiz




 

Nous devons maintenant, pour prévenir certaines objections possibles, revenir sur la question du baptême de Feirefiz. On constate d'abord que le baptême chrétien ne suffit pas par lui-même pour ouvrir à tout autre que Parzival l'accès du Graal ; que par contre Feirefiz est toujours « païen », c'est-à-dire musulman, lorsqu'il franchit la porte de Montsalvage et est admis dans la proximité du Graal, ce qui démontre deux choses : à savoir qu'il est parvenu, comme Parzival, au degré spirituel nécessaire, l'état primordial ; d'autre part que l'Islam est considéré implicitement comme une voie d'accès possible au Château du Graal. Montsalvage est au centre, et par suite au delà des traditions particulières, faute de quoi Feirefiz n'aurait pu y pénétrer sans être baptisé. Il y a donc une différence radicale entre le baptême ordinaire et celui qu'il y reçoit. Nous avons vu plus haut que tel devait également être le cas du baptême de Kyot. Pour comprendre ce dont il s'agit exactement ici, nous citerons les lignes suivantes de René Guénon : « Ceux qui sont passés au delà de la forme sont, par là même, libérés des limitations par lesquelles l'homme déchu de cet « état primordial » dans lequel ils sont réintégrés, est lié à une forme déterminée, puisque toutes les individualités et toutes les formes du domaine humain ont leur principe immédiat au point même où ils sont placés. » René Guénon écrit encore : « Celui qui est arrivé en ce point, c'est celui qui a atteint, par une connaissance directe et profonde (et non pas théorique ou verbale), le fond de toutes les doctrines traditionnelles, qui a trouvé, en se plaçant au point central dont elles sont émanées, la vérité qui s'y cache sous la diversité et la multiplicité des formes extérieures. a différence, en effet, n'est jamais que dans la forme et l'apparence ; le fond essentiel est partout et toujours le même, parce qu'il n'y a qu'une vérité... et que, comme le disent les initiés musulmans « la doctrine de l'Unité est unique » (Et-Tawhîdu wâhidu) (50). » Ailleurs le même auteur évoque le cas « d'hommes qui, parvenus à un haut degré de développement spirituel, peuvent adopter extérieurement telle ou telle forme traditionnelle suivant les circonstances et pour des raisons dont ils sont seuls juges... Ceux-là sont, par l'état spirituel qu'ils ont atteint, au delà de toutes les formes, de sorte qu'il ne s'agit là pour eux que d'apparences extérieures qui ne sauraient aucunement affecter ou modifier leur réalité intime ; ils ont, non pas seulement compris... mais pleinement réalisé, dans son principe même, l'unité fondamentale de toutes les traditions (51). »

Ces citations feront sans doute comprendre comment Feirefiz, bien que « païen » et bien que n'ayant pas mené la Queste, a pu entrer de plein-pied à Montsalvage, et font apercevoir également la signification de son baptême : il ne s'agit pas ici d'un rite de conversion mais d'investiture, et cela explique d'ailleurs les conditions dans lesquelles il est reçu, qui auraient sans cela, dans une circonstance si solennelle, quelque chose de frivole et de choquant. Feirefiz, en effet, ne se fait pas baptiser pour voir le Graal à découvert, comme on s'y attendrait, mais parce que telle est la condition posée à l'union qu'il désire avec Repanse de Joye. Par cette union avec la vierge porteuse du Graal, il contracte un lien sacré avec la puissance virginale du Verbe (ou sa Shakti, pour employer la terminologie hindoue), tel qu'il se manifeste sous la forme spécifique du Graal chrétien. Pour cela, en raison de l'originalité et de l'autonomie interne des traditions, il doit reconnaître le Graal dans cette forme comme il le connaît en essence, ainsi que le démontrent son entrée à Montsalvage et sa participation à sa grâce, et cette reconnaissance implique la consécration formelle du rite chrétien. Il pourra dès lors assurer, en association avec son frère dont il ne se distingue pas, des fonctions plus cachées mais que l'on devine, puisque, père du Prêtre Jean, il en assumera avant lui le rôle sinon le titre.

La qualité réelle de Feirefiz et sa fonction sont d'ailleurs suggérées par son teint particulier, noir et blanc, qui en fait un être unique au monde. Pour faire comprendre ce dont il s'agit, nous nous référerons encore à René Guénon : « Au sens le plus immédiat la juxtaposition du blanc et du noir représente naturellement la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, et, par suite, toutes les paires d'opposés et de complémentaire (il est à peine besoin de rappeler que ce qui est opposition à un certain niveau devient complémentarisme à un autre niveau, de sorte que le même symbolisme est également applicable à l'un et à l'autre) ; on a donc à cet égard un exact équivalent du symbole extrême-oriental du yin-yang (52). » Ailleurs, il signale que « dans son sens supérieur, la couleur noire symbolise essentiellement l'état principiel de non manifestation, et (que) c'est ainsi qu'il faut comprendre notamment le nom de Krishna par opposition à celui d'Arjuna qui signifie « blanc », l'un et l'autre représentant respectivement le non-manifesté et le manifesté, l'immortel et le mortel, le « Soi » et le « moi », Paramâtmâ et jîvâtmâ... » Plus loin, René Guénon ajoute : « ... le centre est, en raison de son caractère principiel, ce qu'on pourrait appeler le « lieu » de la non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens supérieur, lui convient donc réellement... (53) ». Enfin, le même auteur précise ailleurs, à propos du signe du yin-yang, que, « en tant que le yang et le yin sont déjà distingués tout en étant unis, c'est le symbole de l'Androgyne primordial », ou encore de l'Homme Universel, du Médiateur, Pontife et Roi par excellence (54).

L'étymologie du nom de Feirefiz est discutée. Pour Bartsch il signifie « fils de pie ». Pour Veselosky, il voudrait dire « vrai fils ». D'après Helen Adolf, cette dernière interprétation serait corroborée par un rapprochement avec la légende contenue dans le livre sacré des Éthiopies, le Kebra Nagast (« Livre de la gloire de Dieu ») où le jeune prince, fils de Bilqis, reine de Saba, est reconnu par Salomon comme son « vrai fils ». Bélacâne, épouse de Gahmuret et mère de Feirefiz, ne serait autre qu'une représentation de Bilqis (55)... Hélen Adolf appuie sa thèse de l'origine abyssinienne de la légende, avec transmission par les Arabes, sur d'autres faits : ainsi l'original du Kebra Nagast, écrit au Xème siècle, était en arabe ; au haut Moyen-Age l'Abyssine était appelée India ; le nom des rois d'Éthiopie était presque toujours suivi du mot Zan signifiant la majesté qui, selon elle, a pu facilement se déformer en Gian et pourrait être l'origine du nom du Prêtre Jean. Ces rapprochement sont intéressants en ce qu'ils paraissent confirmer le lien entre la tradition du Graal et celle du Prêtre Jean. Mais à vrai dire, il ne saurait s'agir pour celle-ci que d'un jalon et non de sa source, car la version éthiopienne de la légende du Prêtre Jean est la plus tardive, et certainement postérieure à celle qui situe le royaume du mystérieux souverain en Mongolie, aux Indes ou sur le Pamir. Ces différentes localisations s'expliquent par le fait que ce nom ne désignait pas un individu ou une dynastie, mais une fonction en rapport avec la « couverture extérieure » du Centre du Monde et ayant eu plusieurs représentants simultanés ou successifs. Il semble probable d'autre part que l' « Éthiopie », comme la « Syrie » des Rose-Croix et des Nestoriens n'était elle-même qu'une représentation secondaire et symbolique de la « Contrée primordiale ».

Nous ne pourrions, sans sortir du cadre de ce travail, développer toutes les conséquences que comportent ces quelques aperçus où se montre d'une façon particulièrement nette, la concordance symbolique des différentes traditions. Ils suffisent du moins à achever de situer le personnage de Feirefiz, qui, rappelons-le, ne se rencontre que Chez Wolfram et son continuateur Albrecht, et de montrer en lui à la fois un envoyé des qualités du centre du Monde, et un parèdre de Parzival, chargé au dernier acte de l'Aventure, de provoquer, par « cristallisation » de l'oeuvre de la Queste, son intégration spirituelle, et à travers lui, celle de l'Occident chrétien. Tous deux ne sont à la vérité, et Wolfram ne laisse pas de doute à cet égard, que des aspects complémentaires d'une réalité permanente, quoi que plus ou moins manifeste, de l'OEuvre divine, celle du Sacerdoce éternel, et l'Ordre du Graal n'est autre que celui de Melki-Tsedeq mystérieusement réaffirmé à un certain moment de l'histoire de l'Occident. Que cet Ordre existe à travers le temps par delà la déchéance progressive du monde humain, universel et permanent comme la Vérité essentielle et unique, présente et cachée, qu'il prophétise ; qu'il dût se réaliser effectivement dans l'histoire par l'accession des élites responsables d'Orient et d'Occident à cette Vérité et à leur propre unité en elle ; que l'Islam fût l'agent prédestiné de cette reconnaissance et de cette oeuvre, c'est là, croyons-nous, l'essentiel du message du Parzival. Il nous reste à voir de quelles circonstances historiques ce message tirait son opportunité.

 A suivre...

 
50 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., ch. XXXVII.

51 Id., Initiation et Réalisation spirituelle, Chacornac, Paris, 1952, p. 87.

52 Id. Le Blanc et le Noir, in Études Traditionnelles, 1947, p. 164. Ce symbolisme est développé par le pseudo-Denys l'Aréopagite dans la Hiérarchie céleste, XV, 8, à propos du cheval: « La forme du cheval indique l'obéissance et la docilité. Si l'animal est blanc, il signifie le l'éclat le plus voisin de la Lumière divine; s'il est noir, l'arcane; s'il est bai, la puissance et l'activité du feu; s'il est pie, la capacité de servir de servir de médiateur unitif entre les extrêmes, et de joindre providentiellement, tour à tour, le supérieur à l'inférieur et l'inférieur au supérieur », cité par V.-E. Michelet, Le secret de la Chevalerie, Didier et Richard, Paris, 1930.

53 René Guénon, Les têtes noires, in Études Traditionnelles, 1948, p. 25.
 
54 Id., La Grande Triade, Gallimard, Paris, 1957. V. particulièrement, pour la question évoquée ici, ch. XIV, XVII et XVIII.
55 Helen Adolf, New light on oriental sources for Wolfram's Parzival and other grail romances, in Publications of the moderne languages, mars 1947.

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