vendredi 22 décembre 2017

« L'interview de René Guénon publiée dans Comœdia le 14 février 1927




 Sera-ce une interview ou un conte du temps que la reine Berthe filait ? J’ai rencontré l’orientaliste M. René Guénon en une vieille demeure de l’île Saint-Louis, là où Mgr Affre fut ramené mourant. M. René Guénon, l’auteur d’Orient et Occident et du Roi du Monde, feuilletait avec un ami des livres hindous ; et, près d’eux, au coin du feu, une maman et une vénérable grand’mère cousaient ou brodaient.

           M. René Guénon, quoique jeune, ne sacrifie pas à la mode américaine : il a une moustache noire qui, au haut d’un grand corps maigre, tombe vaguement d’un visage allongé, rêveur et pâle.

         M. René Guénon a une voix très douce, et c’est d’un timbre voilé, avec des nuances de pianissimo, qu’il lance l’anathème à l’Europe.

‒ On parle d’une menace de l’Orient ? Moi je crois qu’il faudrait plutôt parler d’une menace de l’Occident. C’est l’Occident qui a envahi l’Orient, il me semble ! C’est l’Occident qui cherche à imposer partout son esprit. Le changer ? Il est dans la mentalité de l’Occident. Et l’Occident va tout droit à sa perte et risque d’entraîner avec lui le reste du monde ! L’esprit mauvais, c’est lui.

     ‒ Et l’esprit oriental ?

     ‒ C’est lui qui est dans la vérité. Car il admet la prédominance de l’intelligence. La spiritualité est pour lui essentielle. La vie contemplative, il la place au premier rang. Les Orientaux ne dédaignent pas l’action, mais ils la jugent inférieure à la pensée et la subordonnent. Ces rapports de la connaissance et de l’action ont fait le sujet d’un de mes derniers articles où j’étudiais la possibilité d’une entente entre l’Orient et l’Occident. Il y a un fait certain, c’est que l’Occident du moyen âge ressemblait beaucoup plus à l’Orient qui n’a que peu varié au cours des siècles. Mais l’Occident, lui, s’est transformé, et l’Occident est maintenant aux antipodes de l’Orient. L’Orient, c’est l’esprit de tradition ; l’Occident est la négation même de cet esprit. Nulle conciliation n’est possible. Vous n’avez qu’à entendre parler les Orientaux.

        ‒ Vous êtes allé en Orient ?

       ‒ Non. Mais j’ai conversé de longues années avec des Orientaux, surtout des Hindous. Mais les Orientaux que j’ai vus ne sont pas des Orientaux pour rire. Ceux qui ont en Europe un nom célèbre ont la plupart du temps été formés à l’école de l’Occident.

        ‒ Mais Tagore ?

     ‒ C’est un homme dont j’estime, certes, l’intelligence. Mais il est très loin d’avoir dans son pays l’autorité qu’il a ici. On le connaît mieux chez nous que chez lui. Et puis, il n’est pas un Hindou de pure race. Croyez-vous qu’il puisse vraiment parler au nom de l’Orient ? Rappelez-vous sa visite en Chine. Son message de l’Orient fut très mal accueilli. « Dites donc, semblait-on lui dire, est-ce que les Chinois ne sont pas aussi orientaux que vous ? » Je connais des amis de Tagore qui déplorent ses faciles conciliations, et les concessions qu’il fit, un moment donné, aux Anglais. Il leur a renvoyé leurs décorations ? Oui ! Mais il les avait acceptées ! Il y a tant d’Hindous qui ne se sont jamais départis de leur intransigeance hautaine vis-à-vis de l’étranger !

       « Car, il faut le dire, les Anglais se sont comportés là-bas de façon odieuse. Ce n’est pas tant leur administration qui a irrité les Hindous, que cet esprit d’arrogance qu’ils possèdent plus qu’aucune autre nation d’Europe. Leur caractère a une insolence insupportable.
        « D’ailleurs, quel pays européen n’a pas de vanité ? Nous nous imaginons qu’il n’y a que notre civilisation qui compte ! Avouez que c’est là un étrange esprit ! Quoi ! Vous étudiez les idées des autres peuples, et vous croyez les comprendre mieux qu’ils ne font eux-mêmes ? Quelle prétention ! Parlez donc à des Orientaux qui ne sont pas des Orientaux de pacotille !

           ‒ Que pensent-ils de nous ?

         ‒ Rien de bon ! Ils nous méprisent d’attribuer à la force matérielle la supériorité, et de considérer l’intelligence comme un pur néant.

« S’il en est parmi eux qui songent à user de cette force, ce n’est que pour se débarrasser de nous et avec nos propres armes ! Il en est d’autres qui n’y songent même pas et pour qui cette force même ne saurait compter.

Le Japon ?
          ‒ Mais le Japon ?

        ‒ Le cas du Japon est une anomalie. D’ailleurs, a-t-il jamais eu une culture qui lui fût propre ? Les Japonais ont surtout l’esprit d’imitation ! Ils ont autrefois été à l’école de la Chine ; ils sont maintenant à celle de l’Occident. Cela convient sans doute à leur caractère remuant, actif. Le Japon, je vous le redis, est une exception. Il ne semble pas avoir une mentalité vraiment orientale. C’est une race hybride. Ce sont les seuls à n’être point pacifiques.

         ‒ Mais la guerre de Chine ?

     ‒ Ne jugez pas la Chine par les Chinois qui se battent. Ce ne sont que quelques bandes. Ils sont peut-être deux cent cinquante mille ! Et il y a quatre cent cinquante millions de Chinois ! Ces soldats sont à qui les paie ; ce n’est là qu’une lutte d’influence étrangère !

        « Croyez-moi, s’il devait jamais y avoir un jour un péril jaune, il ne viendrait pas de la Chine.

         ‒ De l’Inde ?

       ‒ Pas davantage ! L’élément musulman répandu à travers l’Asie est le seul qui pourrait, si cela était possible, partir en croisade contre l’Occident. Non ! Le danger n’est pas là, il est en nous-mêmes ! Henri Massis prétend que l’Orient est manœuvré par l’Allemagne et la Russie ? Je ne crois pas du tout qu’elles puissent faire bloc contre nous ! D’ailleurs, quoi que l’on dise, la Russie et l’Allemagne sont des puissances occidentales ! Les idées de Keyserling n’ont rien d’oriental ! Et puis, qui a fait la réputation de Keyserling, sinon Massis et quelques autres.

      « Même en Allemagne, Keyserling n’a pas une grande influence. Ses idées, sans doute, peuvent être un danger ; elles ne sont au fond que le produit de cette décomposition de l’intelligence, qui est le signe caractéristique des temps modernes. Non ! Je ne comprends pas Henri Massis.
     « Il nous faudrait plutôt, nous qui voulons sauvegarder l’intelligence, chercher un appui, une alliance morale auprès des véritables Orientaux. Cette élite hindoue qui, dédaigneuse des sciences modernes, s’occupe uniquement encore de métaphysique pure, nous doit être un exemple.
         « Redevenons des contemplatifs ; et ces hommes de l’Orient nous sentiront proches d’eux ; il y aura entre eux et nous, malgré la diversité des philosophies et des religions, une entente tacite des âmes. Nous ne pourrons nous-mêmes qu’y gagner. À nous de nous corriger ! Si l’Occident doit se défendre, c’est avant tout contre lui-même ! »

            Ainsi m’a parlé M. René Guénon, et, tandis qu’il parlait, souvent je voyais, en signe d’approbation, deux visages qui lui sont chers s’incliner. Parfois, deux mots murmurés disaient l’assentiment : « Mais oui ! Mais oui ! » Et c’était d’un charme infini.
Max Frantel
 
 
(1) Voir Comœdia des 19, 20, 23, 29 janvier et 11 février.

Source : Cahiers de l’Unité, n° 4, octobre-novembre-décembre, 2016 (en ligne).


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