dimanche 17 juillet 2016

Amadou Hampâté Bâ - “Ne deviens pas un petit dieu” ou le mensonge devenu vérité


Amadou Hampaté Ba (1901-1991



Amadou Hampâté Bâ - Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
VII : Retour aux sources
Paris. Actes Sud.


Une autre des paroles de Tierno Bokar allait avoir une influence déterminante dans la conduite de mon existence. Comme nous étions vers la fin de mon séjour, tout à coup il me dit :

Amadou, prends bien garde, plus tard, à ce qu'on ne fasse pas de toi un petit dieu.
Que veux-tu dire, Tierno ? Comment pourrais-je devenir un « petit dieu » ?
J'appelle « petit dieu », répondit-il, ce que tu risques de devenir lorsque tu réuniras des gens autour de toi. L'homme est le plus souvent flatteur, soit parce qu'il aime, soit parce qu'il espère obtenir quelque chose, soit encore parce qu'il a peur. On aime un enfant ? On le flatte. On aime une femme ? On la flatte. Une femme aime un homme ? Elle le flatte.

Si un jour tu réunis des élèves autour de toi et s'ils t'aiment, ils ne tarderont pas à te dire « Dieu a ouvert toutes ses portes pour toi ! Tu es un béni, un cheikh, un grand cheikh ! » Au début tu t'en défendras puis, à force de l'entendre répéter, cela te pénétrera insidieusement, et à la fin tu finiras par y croire, tombant ainsi dans le travers de l'hyène qui s'était trompée elle-même : “Un jour, une hyène était allée dans un village et elle y avait trouvé un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa et l'emporta dans sa tanière. Mais au moment ou elle s'apprêtait à le dévorer, elle vit venir au loin un troupeau d'hyènes qui trottait dans sa direction. De peur qu'elles ne lui ravissent une partie de son festin, elle se hâta de bien cacher le chevreau, puis elle vint s'installer sur le bord de la route.

Là, elle se mit à roter et à bâiller bruyamment : « Bwaah, Bwaah ! »
Eh bien, sœur Hyène, qu'y a-t-il ? lui demandèrent les voyageuses.
Courez vite au village, répondit-elle. Tout le bétail est mort, et on a jeté toutes les carcasses sur le tas d'ordures. Je me suis bien régalée, et maintenant je rentre tranquillement dormir chez moi.

A cette nouvelle, la troupe d'hyènes fonça vers le village avec une telle ardeur qu'elle souleva sur la route un véritable nuage de poussière. Pensive, l'hyène contempla ce spectacle : « Mon mensonge serait-il devenu vérité ? se demanda-t-elle. Un mensonge à lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière… Courons vite ! Mon mensonge est devenu vérité ! Mon mensonge est devenu vérité ! » Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour vers le village…

Toi aussi, Amadou, si un jour les gens te répètent constamment : « Tu es ceci, tu es cela », tu risques de finir par y croire, comme l'hyène a cru à sa propre invention, et à te substituer tout doucement à Dieu. A ce moment-là, bien loin d'être un saint homme ou un guide valable, tu deviendrais un shaytan, un diable déguisé ! Alors, Amadou, méfie-toi beaucoup de cela !

Ce conseil me marqua si profondément que jusqu'à aujourd'hui, même après avoir été investi des fonctions de moqaddem, puis de cheikh, dans la Voie tijani, je n'ai jamais voulu fonder de zaouia ni être entouré d'une façon permanente par un groupe d'élèves 27. Et je me suis toujours méfié des “titres”, quels qu'ils soient…


27. Contrairement à ce qui a été écrit dans un petit livre plus ou moins romancé consacré à Amadou Hampâté Bâ, on voit dans les présents Mémoires que, durant son séjour en Haute-Volta — pas plus qu'ailleurs, du reste — celui-ci ne s'est pas livré à une sorte de course aux initiations pour en “avoir le plus possible” — ce qui était à l'opposé de son comportement et des conseils qu'il donnera toute sa vie à ses proches — mais à une recherche constante et passionnée de traditions orales en vue de mieux connaître l'histoire, les coutumes et la sagesse des peuples rencontrés, ce qui est tout différent. Du même, lorsqu'il est arrivé à Ouagadougou, son oncle Babali Hawoli Bâ, marabout musulman réputé, ne lui a pas transmis “les connaissances liées au deuxième delgré de l'enseignement traditionnel pullo”, mais une formation approfondie en matière islamique. L'initiation pullo proprement dite n'existait d'ailleurs déjà plus, à cette époque, que dans les milieux purement pastoraux.
Grâce à l'autorisation donnée par Tierno Bokar, et dans le strict respect des conditions posées par lui, A. H. Bâ aura plus tard une attitude d'ouverture qui lui permettra notamment de recevoir, en 1943, les connaissances relevant de l'initiation pastorale pullo. Selon ses propres paroles (troisième tome de ses Mémoires), celles-ci lui seront transmises “spontanément et sans protocole”, en raison de sa lignée, par l'un des derniers grands “silatigi” fulɓe, Arɗo Dembo, rencontré dans le Ferlo sénégalais à l'occasion d'une enquête ethnographique et religieuse effectuée pour le compte de l'IFAN. C'est alors qu'Arɗo Dembo lui transmettra le texte de Kumen, qu'il publiera plus tard avec G. Dieterlen.

Quant à ses connaissances sur la grande initiation bambara du Komo (cf. Amkoullel), elles lui seront surtout transmises par d'anciens grands dignitaires du Komo convertis à l'Islam et, dira-t-il (troisième tome des Mémoires), grâce aux amitiés qu'il nouera dans les milieux bambara et malinké lorsqu'il sera en fonctions à la mairie de Bamako a partir de 1933. Dans tous ces cas, il s'agira de transmission de connaissances, exemptes de pratiques qui eussent été contraires à sa loi et que ses interlocutcurs, par respect pour lui, ne se seraient jamais permis de lui proposer. 


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