lundi 2 septembre 2013

René Guénon - Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour »


                                               Francesco da Barberino    Tractatus de Amore
 
 
 
 
[René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Chap. IV : Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » (I)]
 
 
Sous ce titre : Il Linguaggio segreto di Dante a dei « Fedeli d’Amore » (1), M. Luigi Valli, à qui on devait déjà plusieurs études sur la signification de l’oeuvre de Dante, a publié un nouvel ouvrage qui est trop important pour que nous nous contentions de le signaler par une simple note bibliographique. La thèse qui y est soutenue peut se résumer brièvement en ceci : les diverses « dames » célébrées par les poètes se rattachant à la mystérieuse organisation des « Fidèles d’Amour », depuis Dante, Guido Cavalcanti et leurs contemporains jusqu’à Boccace et à Pétrarque, ne sont point des femmes ayant vécu réellement sur cette terre ; elles ne sont toutes, sous différents noms, qu’une seule et même « Dame » symbolique, qui représente l’Intelligence transcendante (Madonna Intelligenza de Dino Compagni) ou la Sagesse divine. À l’appui de cette thèse, l’auteur apporte une documentation formidable et un ensemble d’arguments bien propres à impressionner les plus sceptiques : il montre notamment que les poésies les plus inintelligibles au sens littéral deviennent parfaitement claires avec l’hypothèse d’un « jargon » ou langage conventionnel dont il est arrivé à traduire les principaux termes ; et il rappelle d’autres cas, notamment celui des Soufis persans, ou un sens similaire a été également dissimulé sous les apparences d’une simple poésie d’amour. Il est impossible de résumer toute cette argumentation, basée sur des textes précis qui en font toute la valeur ; nous ne pouvons qu’engager ceux que la question intéresse à se reporter au livre lui-même.

À vrai dire, ce dont il s’agit nous avait toujours paru, quant à nous, un fait évident et incontestable ; mais il faut croire cependant que cette thèse a besoin d’être solidement établie. En effet, M. Valli prévoit que ses conclusions seront combattues par plusieurs catégories d’adversaires : d’abord, la critique soi-disant « positive » (qu’il a tort de qualifier de « traditionnelle », alors qu’elle est au contraire opposée à l’esprit traditionnel, auquel se rattache toute interprétation initiatique) ; ensuite, l’esprit de parti, soit catholique, soit anticatholique, qui n’y trouvera point sa satisfaction ; enfin, la critique « esthétique » et la « rhétorique romantique », qui, au fond, ne sont pas autre chose que ce qu’on pourrait appeler l’esprit « littéraire ». Il y a là tout un ensemble de préjugés qui seront toujours forcément opposés à la recherche du sens profond de certaines œuvres ; mais, en présence de travaux de ce genre, les gens de bonne foi et dégagés de tout parti pris pourront voir très facilement de quel côté est la vérité. Nous n’aurions, en ce qui nous concerne, d’objections à faire que sur certaines interprétations qui n’affectent nullement la thèse générale ; l’auteur, du reste, n’a pas eu la prétention d’apporter une solution définitive à toutes les questions qu’il soulève, et il est le premier à reconnaître que son travail aura besoin d’être corrigé ou complété sur bien des points de détail.

 

1 — Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa éditrice « Optima », 1928.

 

Le principal défaut de M. Valli, celui dont procèdent presque toutes les insuffisances que nous remarquons dans son ouvrage, c’est, disons-le tout de suite très nettement, de n’avoir pas la mentalité « initiatique » qui convient pour traiter à fond un tel sujet. Son point de vue est trop exclusivement celui d’un historien : il ne suffit pas de « faire de l’histoire » (p. 421) pour résoudre certains problèmes ; et d’ailleurs nous pouvons nous demander si ce n’est pas là, en un sens, interpréter les idées médiévales avec la mentalité moderne, comme l’auteur le reproche très justement aux critiques officiels ; les hommes du moyen âge ont-ils jamais « fait de l’histoire pour l’histoire » ? Il faut, pour ces choses, une compréhension d’un ordre plus profond ; si l’on n’y apporte qu’un esprit et des intentions « profanes », on ne pourra guère qu’accumuler des matériaux qu’il restera toujours à mettre en œuvre avec un tout autre esprit ; et nous ne voyons pas très bien de quel intérêt serait une recherche historique s’il ne devait pas en sortir quelque vérité doctrinale.

Il est vraiment regrettable que l’auteur manque de certaines données traditionnelles, d’une connaissance directe et pour ainsi dire « technique » des choses dont il traite. C’est ce qui l’a empêché notamment de reconnaître la portée proprement initiatique de notre étude sur l’Ésotérisme de Dante (p. 19) ; c’est ainsi qu’il n’a pas compris que peu importait, au point de vue où nous nous placions, que telles « découvertes » soient dues à Rossetti, Aroux ou à tout autre, parce que nous ne les citions que comme « point d’appui » pour des considérations d’un ordre bien différent ; il s’agissait pour nous de doctrine initiatique, non d’histoire littéraire. À propos de Rossetti, nous trouvons assez étrange l’assertion d’après laquelle il aurait été « Rose-Croix » (p. 16), les vrais Rose-Croix, qui d’ailleurs n’étaient nullement de « descendance gnostique » (p. 422), ayant disparu du monde occidental bien avant l’époque où il vécut ; même s’il fut rattaché à quelque organisation pseudo-rosicrucienne comme il y en a tant, celle-ci, très certainement, n’avait en tout cas aucune tradition authentique à lui communiquer ; du reste, sa première idée de ne voir partout qu’un sens purement politique va aussi nettement que possible à l’encontre d’une pareille hypothèse. M. Valli n’a du Rosicrucianisme qu’une idée bien superficielle et même tout à fait « simpliste », et il ne semble pas soupçonner le symbolisme de la croix (p. 393), pas plus qu’il ne paraît avoir bien compris la signification traditionnelle du cœur (pp. 153-154), se rapportant à l’intellect et non au sentiment. Disons, sur ce dernier point, que le cuore gentile des « Fidèles d’Amour » est le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ; ce qui est remarquable, c’est qu’on trouve une doctrine identique dans le Taoïsme.

Signalons encore d’autres points que nous avons relevés au cours de notre lecture : il y a, par exemple, quelques références assez fâcheuses et qui déparent un ouvrage sérieux. C’est ainsi qu’on aurait pu trouver facilement de meilleures autorités à citer que Mead pour le gnosticisme (p. 87), Marc Saunier pour le symbolisme des nombres (p. 312), et surtout... Léo Taxil pour la Maçonnerie (p. 272) ! Ce dernier est d’ailleurs mentionné pour un point tout à fait élémentaire, les âges symboliques des différents grades, qu’on peut trouver n’importe où. Au même endroit, l’auteur cite aussi, d’après Rossetti, le Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite ; mais la référence est indiquée d’une façon tout à fait inintelligible, et qui montre bien qu’il ne connaît pas par lui-même le livre dont il s’agit. Du reste, il y aurait de fortes réserves à faire sur tout ce que M. Valli dit de la Maçonnerie, qu’il qualifie bizarrement de « modernissima » (pp. 80 et 430) ; une organisation peut avoir « perdu l’esprit » (ou ce qu’on appelle en arabe la barakah), par intrusion de la politique ou autrement, et garder néanmoins son symbolisme intact, tout en ne le comprenant plus. Mais M. Valli lui-même ne semble pas saisir très bien le vrai rôle du symbolisme, ni avoir un sens très net de la filiation traditionnelle ; en parlant de différents « courants » (pp. 80-81), il mélange l’ésotérique et l’exotérique, et il prend pour sources d’inspiration des « Fidèles d’Amour » ce qui ne représente que des infiltrations antérieures, dans le monde profane, d’une tradition initiatique dont ces « Fidèles d’Amour » procédaient eux-mêmes directement. Les influences descendent du monde initiatique au monde profane, mais l’inverse ne se peut pas, car un fleuve ne remonte jamais vers sa source ; cette source, c’est la « fontaine d’enseignement » dont il est si souvent question dans les poèmes étudiés ici, et qui est généralement décrite comme située au pied d’un arbre, lequel, évidemment, n’est autre que l’« Arbre de Vie » (1) ; le symbolisme du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste » doit trouver ici son application.

Il y a aussi des inexactitudes de langage qui ne sont pas moins regrettables : ainsi, l’auteur qualifie d’« humaines » (p. 411) des choses qui, au contraire, sont essentiellement « supra-humaines », comme l’est d’ailleurs tout ce qui est d’ordre véritablement traditionnel et initiatique. De même, il commet l’erreur d’appeler « adeptes » les initiés d’un grade quelconque (2), alors que cette appellation doit être réservée rigoureusement au grade suprême ; l’abus de ce mot est particulièrement intéressant à noter parce qu’il constitue en quelque sorte une « marque » : il y a un certain nombre de méprises que les « profanes » manquent rarement de commettre, et celle-là en est une. Il faut relever encore, à cet égard, l’emploi continuel de mots comme « secte » et « sectaire », qui, pour désigner une organisation initiatique (et non religieuse) et ce qui s’y rapporte, sont tout à fait impropres et vraiment déplaisants (3) ; et ceci nous amène directement au plus grave défaut que nous ayons à constater dans l’ouvrage de M. Valli.

Ce défaut, c’est la confusion constante des points de vue « initiatique » et « mystique », et l’assimilation des choses dont il s’agit à une doctrine « religieuse », alors que l’ésotérisme, même s’il prend sa base dans des formes religieuses (comme c’est le cas pour les Soufis et pour les « Fidèles d’Amour », appartient en réalité à un ordre tout différent.

 

1 — Cet arbre, chez les « Fidèles d’Amour », est généralement un pin, un hêtre ou un laurier ; l’« Arbre de Vie » est représenté souvent par des arbres qui demeurent toujours verts.

2 — Les « Fidèles d’Amour » étaient divisés en sept degrés (p. 64) ; ce sont les sept échelons de l’échelle initiatique, en correspondance avec les sept cieux planétaires et avec les sept arts libéraux. Les expressions « terzo cielo » (ciel de Vénus), « terzo loco » (à comparer avec le terme maçonnique de « troisième appartement ») et « terzo grado » indiquent le troisième degré de la hiérarchie, dans lequel était rendu le saluto (ou la salute) ; ce rite avait lieu, semble-t-il à l’époque de la Toussaint, de même que les initiations à celle de Pâques, où se situe l’action de la Divine Comédie (pp. 185-186).

3 — Il n’en est pas de même, quoique certains puissent en penser de « jargon » (gergo) ; qui, comme nous l’indiquions (Le Voile d’Isis, oct. 1928, p. 652), fut un terme « technique » avant de passer dans le langage vulgaire où il a pris un sens défavorable. Faisons remarquer, à cette occasion, que le mot « profane » aussi est toujours pris par nous dans son sens technique, qui, bien entendu, n’a rien d’injurieux.

 

 Une tradition vraiment initiatique ne peut pas être « hétérodoxe » ; la qualifier ainsi (p. 393), c’est renverser le rapport normal et hiérarchique entre l’intérieur et l’extérieur. L’ésotérisme n’est pas contraire à l’« orthodoxie » (p. 104), même entendue simplement au sens religieux ; il est au-dessus ou au delà du point de vue religieux, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose ; et, en fait, l’accusation injustifiée d’« hérésie » ne fut souvent qu’un moyen commode pour se débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs. Rossetti et Aroux n’ont pas eu tort de penser que les expressions théologiques, chez Dante, recouvraient quelque chose d’autre, mais seulement de croire qu’il fallait les interpréter « à rebours » (p. 389) ; l’ésotérisme se superpose à l’exotérisme, mais ne s’y oppose pas, parce qu’il n’est pas sur le même plan, et il donne aux mêmes vérités, par transposition dans un ordre supérieur, un sens plus profond. Assurément, il se trouve qu’Amor est le renversement de Roma (1) ; mais il ne faut pas en conclure, comme on a voulu le faire parfois, que ce qu’il désigne est l’antithèse de Roma, mais bien que c’est ce dont Roma n’est qu’un reflet ou une image visible, nécessairement inverse comme l’est l’image d’un objet dans un miroir (et c’est ici l’occasion de rappeler le « per speculum in Ænigmate » de Saint Paul). Ajoutons, en ce qui concerne Rossetti et Aroux, et quelques réserves qu’il convienne de faire sur certaines de leurs interprétations, qu’on ne peut dire, sans risquer de retomber dans les préjugés de la critique « positive », qu’une méthode est « inacceptable parce qu’incontrôlable » (p. 389) ; il faudrait alors rejeter tout ce qui est obtenu par connaissance directe, et notamment par communication régulière d’un enseignement traditionnel, qui est en effet incontrôlable... pour les profanes ! (2)

La confusion de M. Valli entre ésotérisme et « hétérodoxie » est d’autant plus étonnante qu’il a tout au moins compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que la doctrine des « Fidèles d’Amour » n’était nullement « anticatholique » (elle était même, comme celle des Rose-Croix, rigoureusement « catholique » au vrai sens de ce mot), et qu’elle n’avait rien de commun avec les courants profanes dont devait sortir la Réforme (pp. 79-80 et 409). Seulement, où a-t-il vu que l’Église ait fait connaître au vulgaire le sens profond des « mystères » ? (p. 101). Elle l’enseigne au contraire si peu qu’on a pu douter qu’elle-même en ait gardé la conscience ; et c’est précisément dans cette « perte de l’esprit » que consisterait la « corruption » dénoncée déjà par Dante et ses associés (3). La plus élémentaire prudence leur commandait d’ailleurs, quand ils parlaient de cette « corruption », de ne pas le faire en langage clair ; mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens d’une doctrine ; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas être exprimées autrement que sous cette forme, et ce côté de la question, qui est de beaucoup le plus important, ne semble guère avoir été envisagé par l’auteur.

 

1 — À titre de curiosité, si on écrit cette simple phrase : « In Italia è Roma », et si on la lit en sens inverse, elle devient : « Amore ai La tini » ; le « hasard » est parfois d’une surprenante ingéniosité !

2 — Il faut croire qu’il est bien difficile de ne pas se laisser affecter par l’esprit de l’époque : ainsi, la qualification de certains livres bibliques comme « pseudo-salomonici » et « mistico-platonici » (p. 80) nous apparaît comme une fâcheuse concession à l’exégèse moderne, c’est-à-dire a cette même « critique positive » contre laquelle l’auteur s’élève avec tant de raison.

3 — La tête de Méduse, qui change les hommes en « pierres » (mot qui joue un rôle très important dans le langage des « Fidèles d’Amour »), représente la corruption de la Sagesse ; ses cheveux (symbolisant les mystères divins suivant les Soufis) deviennent des serpents, pris naturellement au sens défavorable, car, dans l’autre sens, le serpent est aussi un symbole de la Sagesse elle-même.

 

Il y a même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus particulièrement le symbole du vin chez les Soufis (dont l’enseignement, disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste » que par une erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et 104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn et sôd sont numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la « boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément (1).

Mais venons-en à la confusion des points de vue « mystique » et « initiatique » : elle est solidaire de la précédente, car c’est la fausse assimilation des doctrines ésotériques au mysticisme, lequel relève du domaine religieux, qui amène à les mettre sur le même plan que l’exotérisme et à vouloir les opposer à celui-ci. Nous voyons fort bien ce qui, dans le cas présent, a pu causer cette erreur : c’est qu’une tradition « chevaleresque » (p. 146), pour s’adapter à la nature propre des hommes à qui elle s’adresse spécialement, comporte toujours la prépondérance d’un principe représenté comme féminin (Madonna) (2), ainsi que l’intervention d’un élément affectif (Amore). Le rapprochement d’une telle forme traditionnelle avec celle que représentent les Soufis persans est tout à fait juste ; mais il faudrait ajouter que ces deux cas sont loin d’être les seuls où se rencontre le culte de la « donna-Divinità », c’est-à-dire de l’aspect féminin de la Divinité : on le trouve dans l’Inde aussi, où cet aspect est désigné comme la Shakti, équivalente à certains égards de la Shekinah hébraïque ; et il est à remarquer que le culte de la Shakti concerne surtout les Kshatriya. Une tradition « chevaleresque », précisément, n’est pas autre chose qu’une forme traditionnelle à l’usage des Kshatriya, et c’est pourquoi elle ne peut pas constituer une voie purement intellectuelle comme l’est celle des Brâhmanes ; celle-ci est la « voie sèche » des alchimistes, tandis que l’autre est la « voie humide » (3), l’eau symbolisant le féminin comme le feu le masculin, et la première correspondant à l’émotivité et le second à l’intellectualité qui prédominent respectivement dans la nature des Kshatriyas et dans celle des Brâhmanes. C’est pourquoi une telle tradition peut sembler mystique extérieurement, même quand elle est initiatique en réalité, si bien qu’on pourrait même penser que le mysticisme, au sens ordinaire du mot, en est comme un vestige ou une « survivance » demeurant, dans une civilisation telle que celle de l’Occident, après que toute organisation traditionnelle régulière a disparu.

 

1 — L’expression proverbiale « boire comme un Templier », prise par le vulgaire dans le sens le plus grossièrement littéral, n’a sans doute pas d’autre origine réelle : le « vin » que buvaient les Templiers était le même que celui que buvaient les Kabbalistes juifs et les Soufis musulmans. De même, l’autre expression « jurer comme un Templier » n’est qu’une allusion au serment initiatique, détournée de sa véritable signification par l’incompréhension et la malveillance profanes. — Pour mieux comprendre ce que dit l’auteur dans le texte, on observera que le vin au sens ordinaire n’est pas une boisson permise en Islam ; quand on en parle donc, dans l’ésotérisme islamique, il doit être entendu comme désignant quelque chose de plus subtil, et, effectivement, selon l’enseignement de Mohyiddin ibn Arahi, le « vin » désigne la « science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl), alors que l’« eau » représente la « science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq), le « lait », la « science des lois revélées » (ilmu-ch-chrây’i) et le « miel », la « science des normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs). Si l’on remarque en outre que ces quatre « breuvages » sont exactement les substances des quatre sortes de fleuves paradisiaques selon le Coran 47, 17, on se rendra compte que le « vin » des Soufis a, comme leurs autres boissons initiatiques, une autre substantialité que celle du liquide connu qui lui sert de symbole. (Note de M. Vâlsan.)

2 — L’« Intellect actif », représenté par Madonna, est le « rayon céleste » qui constitue le lien entre Dieu et l’homme et qui conduit l’homme à Dieu (p. 54) : c’est la Buddhi hindoue. Il faudrait d’ailleurs prendre garde que « Sagesse » et « Intelligence » ne sont pas strictement identiques ; il y a là deux aspects complémentaires à distinguer (Hokmah et Binah dans la Kabbale).

3 — Ces deux voies pourraient aussi, en un autre sens et suivant une autre corrélation, être respectivement celle des initiés en général et celle des mystiques, mais cette dernière est « irrégulière » et n’a pas à être envisagée quand on s’en tient strictement a la norme traditionnelle.

 

Le rôle du principe féminin dans certaines formes traditionnelles se remarque même dans l’exotérisme catholique, par l’importance donnée au culte de la Vierge. M Valli semble s’étonner de voir la Rosa Mystica figurer dans les litanies de la Vierge (p. 393) ; il y a pourtant, dans ces mêmes litanies, bien d’autres symboles proprement initiatiques, et ce dont il ne paraît pas se douter, c’est que leur application est parfaitement justifiée par les rapports de la Vierge avec la Sagesse et avec la Shekinah (1). Notons aussi, à ce propos, que saint Bernard, dont on connaît la connexion avec les Templiers, apparaît comme un « chevalier de la Vierge », qu’il appelait « sa dame » ; on lui attribue même l’origine du vocable « Notre-Dame » : c’est aussi Madonna, et, sous un de ses aspects, elle s’identifie à la Sagesse, donc à la Madonna même des « Fidèles d’Amour » ; voilà encore un rapprochement que l’auteur n’a pas soupçonné, pas plus qu’il ne paraît soupçonner les raisons pour lesquelles le mois de mai est consacré à la Vierge.

Il est une chose qui aurait dû amener M. Valli à penser que les doctrines en question n’étaient point du « mysticisme » : c’est qu’il constate lui-même l’importance presque exclusive qui y est attachée à la « connaissance » (pp. 421-422), ce qui diffère totalement du point de vue mystique. Il se méprend d’ailleurs sur les conséquences qu’il convient d’en tirer : cette importance n’est pas un caractère spécial au « gnosticisme », mais un caractère général de tout enseignement initiatique, quelque forme qu’il ait prise ; la connaissance est toujours le but unique, et tout le reste n’est que moyens divers pour y parvenir. Il faut bien prendre garde de ne pas confondre « Gnose », qui signifie « connaissance », et « gnosticisme », bien que le second tire évidemment son nom de la première ; d’ailleurs, cette dénomination de « gnosticisme » est assez vague et paraît, en fait, avoir été appliquée indistinctement à des choses fort différentes (2).

 

1 — Il faut même remarquer que, dans certains cas, les mêmes symboles représentent à la fois la Vierge et le Christ ; il y a là une énigme digne d’être proposée à la sagacité des chercheurs, et dont la solution résulterait de la considération des rapports de la Shekinah avec Metatron.

2 — M. Valli dit que la « critique » apprécie peu les données traditionnelles des « gnostiques » contemporains (p. 422) ; pour une fois la « critique » a raison, car ces « néo-gnostiques » n’ont jamais rien reçu par une transmission quelconque, et il ne s’agit que d’un essai de « reconstitution » d’après des documents, d’ailleurs bien fragmentaires. qui sont à la portée de tout le monde ; on peut en croire le témoignage de quelqu’un qui a eu l’occasion d’observer ces choses d’assez près pour savoir ce qu’il en est réellement.

 

Il ne faut pas se laisser arrêter par les formes extérieures, quelles qu’elles puissent être ; les « Fidèles d’Amour » savaient aller au-delà de ces formes, et en voici une preuve : dans une des premières nouvelles du Décaméron de Boccace, Melchissédec affirme que, entre le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, « personne ne sait quelle est la vraie foi ». M. Valli a vu juste en interprétant cette affirmation en ce sens que « la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances » (p. 433) ; mais ce qui est le plus remarquable, et cela il ne l’a pas vu, c’est que ces paroles soient mises dans la bouche de Melchissédec, qui est précisément le représentant de la tradition unique cachée sous toutes ces formes extérieures ; et il y a là quelque chose qui montre bien que certains, en Occident, savaient encore à cette époque ce qu’est le véritable « centre du monde ». Quoi qu’il en soit, l’emploi d’un langage « affectif », comme l’est souvent celui des « Fidèles d’Amour », est aussi une forme extérieure par laquelle on ne doit pas être illusionné ; il peut fort bien recouvrir quelque chose de bien autrement profond, et, en particulier, le mot « Amour » peut, en vertu de la transposition analogique, signifier tout autre chose que le sentiment qu’il désigne d’ordinaire. Ce sens profond de l’« Amour », en connexion avec les doctrines des Ordres de chevalerie, pourrait résulter notamment du rapprochement des indications suivantes : d’abord, la parole de saint Jean, « Dieu est Amour » ; ensuite, le cri de guerre des Templiers, « Vive Dieu Saint Amour » ; enfin, le dernier vers de la Divine Comédie, « L’Amor che muove il Sole e l’altre stelle » (1). Un autre point intéressant, à cet égard, c’est le rapport établi entre l’« Amour » et la « Mort » dans le symbolisme des « Fidèles d’Amour » ; ce rapport est double, parce que le mot « Mort » lui-même a un double sens. D’une part, il y a un rapprochement et comme une association de l’« Amour » et de la « Mort » (p. 159), celle-ci devant alors être entendue comme la « mort initiatique », et ce rapprochement semble s’être continué dans le courant d’où sont sorties, à la fin du moyen âge, les figurations de la « danse macabre » (2) ; d’autre part, il y a aussi une antithèse établie à un autre point de vue entre l’« Amour » et la « Mort » (p. 166), antithèse qui peut s’expliquer en partie par la constitution même des deux mots : la racine mor leur est commune, et, dans a-mor, elle est précédée d’a privatif, comme dans le sanscrit a-mara, a-mrita, de sorte qu’« Amour » peut s’interpréter ainsi comme une sorte d’équivalent hiéroglyphique d’« immortalité ». Les « morts » peuvent en ce sens, d’une façon générale, être regardés comme désignant les profanes, tandis que les « vivants », ou ceux qui ont atteint l’« immortalité », sont les initiés ; c’est ici le lieu de rappeler l’expression de « Terre des Vivants », synonyme de « Terre Sainte » ou « Terre des Saints », « Terre Pure », etc. ; et l’opposition que nous venons d’indiquer équivaut sous ce rapport à celle de l’Enfer, qui est le monde profane, et des Cieux, qui sont les degrés de la hiérarchie initiatique.

 

1 — À propos des Ordres de chevalerie, disons que l’« Église Johannite » désigne la réunion de tous ceux qui, à un titre quelconque, se rattachaient à ce qu’on a appelé au moyen âge le « Royaume du Prêtre Jean », auquel nous avons fait allusion dans notre étude sur Le Roi du Monde.

2 — Nous avons vu, dans un ancien cimetière du XVe siècle des chapiteaux dans les sculptures desquels sont curieusement réunis les attributs de l’Amour et de la Mort.

 

Quant à la « vraie foi » dont il a été parlé tout à l’heure, c’est elle qui est désignée comme la Fede Santa, expression qui, comme le mot Amore, s’applique en même temps à l’organisation initiatique elle-même. Cette Fede Santa, dont Dante était Kadosch, c’est la foi des Fedeli d’Amore ; et c’est aussi la Fede dei Santi, c’est-à-dire l’Emounah des Kadosch, ainsi que nous l’avons expliqué dans l’Ésotérisme de Dante. Cette désignation des initiés comme les « Saints », dont Kadosch est l’équivalent hébraïque, se comprend parfaitement par la signification des « Cieux » telle que nous venons de l’indiquer, puisque les Cieux sont en effet décrits comme la demeure des Saints ; elle doit être rapprochée de beaucoup d’autres dénominations analogues, comme celles de Purs, Parfaits, Cathares, Soufis, Ikhwan-es-Safa, etc., qui toutes ont été prises dans le même sens ; et elle permet de comprendre ce qu’est véritablement la « Terre Sainte » (1).

Ceci nous amène à signaler un autre point, auquel M. Valli ne fait qu’une trop brève allusion (pp. 323-324) : c’est la signification secrète des pèlerinages, se rapportant aux pérégrinations des initiés, dont les itinéraires, d’ailleurs, coïncidaient en effet le plus souvent avec ceux des pèlerins ordinaires, avec qui ils se confondaient ainsi en apparence, ce qui leur permettait de mieux dissimuler les vraies raisons de ces voyages. Du reste, la situation même des lieux de pèlerinage, comme celle des sanctuaires de l’antiquité, a une valeur ésotérique dont il y a lieu de tenir compte à cet égard (2) ; ceci est en relation directe avec ce que nous avons appelé la « géographie sacrée », et doit d’autre part être rapproché de ce que nous écrivions à propos des Compagnons et des Bohémiens (3) ; peut-être reviendrons-nous là-dessus en une autre occasion.

La question de la « Terre Sainte » pourrait aussi donner la clef des rapports de Dante et des « Fidèles d’Amour » avec les Templiers ; c’est là encore un sujet qui n’est que très incomplètement traité dans le livre de M. Valli. Celui-ci considère bien ces rapports avec les Templiers (pp. 423-426), ainsi qu’avec les alchimistes (p. 248), comme d’une incontestable réalité, et il indique quelques rapprochements intéressants, comme, par exemple, celui des neuf années de probation des Templiers avec l’âge symbolique de neuf ans dans la Vita Nuova (p. 274) ; mais il y aurait eu bien d’autres choses à dire. Ainsi, à propos de la résidence centrale des Templiers fixée à Chypre (pp. 261 et 425), il serait curieux d’étudier la signification du nom de cette île, ses rapports avec Vénus et le « troisième ciel », le symbolisme du cuivre qui en a tiré son nom, toutes choses que nous ne pouvons, pour le moment, que signaler sans nous y arrêter.

De même, à propos de l’obligation imposée aux « Fidèles d’Amour » d’employer dans leurs écrits la forme poétique (p. 155), il y aurait lieu de se demander pourquoi la poésie était appelée par les anciens la « langue des Dieux », pourquoi vates en latin était à la fois le poète et le devin ou le prophète (les oracles étaient d’ailleurs rendus en vers), pourquoi les vers étaient appelés carmina (charmes, incantations, mot identique au sanscrit karma entendu au sens technique d’« acte rituel ») (4), et aussi pourquoi il est dit de Salomon et d’autres sages, notamment dans la tradition musulmane, qu’ils comprenaient la « langue des oiseaux », ce qui, si étrange que cela puisse sembler, n’est qu’un autre nom de la « langue des Dieux » (5).

 

1 — Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer en outre que les initiales F. S. peuvent aussi se lire Fides Sapientia, traduction exacte de la Pistis Sophia gnostique.

2 — M. Grillot de Givry a donné sur ce sujet une étude intitulée : Les Foyers du mysticisme populaire, dans Le Voile d’Isis d’avril 1920.

3 — Cf. Le Voile d’Isis, octobre 1926.

4 — Rita, en sanscrit, est ce qui est conforme à l’ordre, sens que l’adverbe rite a gardé en latin ; l’ordre cosmique est ici représenté par la loi du rythme.

5 — La même chose se trouve aussi dans les légendes germaniques.

 

Avant de terminer ces remarques, il nous faut encore dire quelques mots de l’interprétation de la Divine Comédie que M. Valli a développée dans d’autres ouvrages et qu’il résume simplement dans celui-ci : les symétries de la Croix et de l’Aigle (pp. 382-384), sur lesquelles elle est basée entièrement, rendent certainement compte d’une partie du sens du poème (d’ailleurs conforme à la conclusion du De Monarchia) (1) ; mais il y a dans celui-ci bien d’autres choses qui ne peuvent trouver par là leur explication complète, ne serait-ce que l’emploi des nombres symboliques ; l’auteur semble y voir à tort une clef unique, suffisante pour résoudre toutes les difficultés. D’autre part, l’usage de ces « connexions structurales » (p. 388) lui paraît être personnel à Dante, alors qu’il y a au contraire dans cette « architecture » symbolique quelque chose d’essentiellement traditionnel, qui, pour ne pas avoir fait partie peut-être des modes d’expression habituels aux « Fidèles d’Amour » proprement dits, n’en existait pas moins dans des organisations plus ou moins étroitement apparentées à la leur, et se reliait à l’art même des constructeurs (2) ; il semble pourtant y avoir une intuition de ces rapports dans l’indication de l’aide que pourrait apporter aux recherches dont il s’agit « l’étude du symbolisme dans les arts figuratifs » (p. 406). Il faudrait d’ailleurs, là comme pour tout le reste, laisser de côté toute préoccupation « esthétique » (p. 389), et on pourrait alors découvrir bien d’autres points de comparaison, parfois fort inattendus (3).

Si nous nous sommes étendu si longuement sur le livre de M. Valli, c’est qu’il est de ceux qui méritent vraiment de retenir l’attention, et, si nous en avons surtout signalé les lacunes, c’est que nous pouvions ainsi indiquer, pour lui-même ou pour d’autres, de nouvelles voies de recherches, susceptibles de compléter heureusement les résultats déjà acquis. Il semble que le temps soit venu où le vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) ; M. Valli parle souvent de ces six siècles pendant lesquels Dante n’a pas été compris, mais évidemment sans y voir aucune signification particulière, et cela prouve encore la nécessité, pour les études de ce genre, d’une connaissance des « lois cycliques », si complètement oubliées de l’Occident moderne.

 

1 — Cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, chap. VIII.

2 — Nous rappellerons l’expression maçonnique de « morceau d’architecture » ; elle s’applique, au sens le plus vrai, à l’œuvre de Dante.

3 — Nous pensons notamment à certaines des considérations contenues dans le très curieux livre de M. Pierre Piobb sur Le Secret de Nostradamus, Paris, 1927.

 

 
[René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Chap. V : Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » (II)]
 

Nous avons consacré le précédent chapitre à l’important ouvrage publié en 1928, sous ce titre, par M. Luigi Valli ; en 1931 nous apprîmes la mort soudaine et prématurée de l’auteur dont nous espérions d’autres études non moins dignes d’intérêt ; puis nous parvint un second volume portant le même titre que le premier, et contenant, avec les réponses aux objections qui avaient été faites à la thèse soutenue dans celui-ci, un certain nombre de notes complémentaires (1).

Les objections, qui témoignent d’une incompréhension dont nous n’avons pas lieu d’être surpris, peuvent, comme il était d’ailleurs facile de le prévoir, se ramener presque toutes à deux catégories : les unes émanent de « critiques littéraires » imbus de tous les préjugés scolaires et universitaires, les autres de milieux catholiques où l’on ne veut pas admettre que Dante ait appartenu à une organisation initiatique ; toutes s’accordent en somme, quoique pour des raisons différentes, à nier l’existence de l’ésotérisme là même où il apparaît avec la plus éclatante évidence. L’auteur semble attacher une plus grande importance aux premières, qu’il discute beaucoup plus longuement que les secondes ; nous aurions été tenté, pour notre part, de faire exactement le contraire, voyant dans ces dernières un symptôme bien plus grave encore de la déformation de la mentalité moderne ; mais cette différence de perspective s’explique par le point de vue spécial auquel M. Valli a voulu se placer, et qui est uniquement celui d’un « chercheur » et d’un historien. De ce point de vue trop extérieur résultent un certain nombre de lacunes et d’inexactitudes de langage que nous avons déjà signalées dans le chapitre précédent ; M. Valli reconnaît, précisément à propos de celui-ci, qu’« il n’a jamais eu de contact avec des traditions initiatiques d’aucun genre », et que « sa formation mentale est nettement critique » ; il n’en est que plus remarquable qu’il soit arrivé à des conclusions aussi éloignées de celles de la « critique » ordinaire, et qui sont même assez étonnantes de la part de quelqu’un qui affirme sa volonté d’être « un homme du XXe siècle ». Il n’en est pas moins regrettable qu’il se refuse de parti pris à comprendre la notion de l’orthodoxie traditionnelle, qu’il persiste à appliquer le terme déplaisant de « sectes » à des organisations de caractère initiatique et non religieux, et qu’il nie avoir commis une confusion entre « mystique » et « initiatique », alors que précisément il la répète encore tout au long de ce second volume ; mais ces défauts ne doivent point nous empêcher de reconnaître le grand mérite qu’il y a, pour le « profane » qu’il veut être et demeurer, à avoir aperçu une bonne partie de la vérité en dépit de tous les obstacles que son éducation devait naturellement y apporter, et à l’avoir dite sans crainte des contradictions qu’il devait s’attirer de la part de tous ceux qui ont quelque intérêt à ce qu’elle reste ignorée.

 

1 — Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’Amore », vol. II (Discussione e note aggiunte) ; Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa editrice « Optima ».

 

Nous noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des « critiques » universitaires : certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie qui est belle ne peut être symbolique ; il leur paraît qu’une œuvre d’art ne peut être admirée que si elle ne signifie rien, et que l’existence d’un sens profond en détruit la valeur artistique ! C’est bien là, exprimée aussi nettement que possible, cette conception « profane » que nous avons signalée dernièrement en plusieurs occasions, à propos de l’art en général et de la poésie en particulier, comme une dégénérescence toute moderne et comme contraire au caractère que les arts aussi bien que les sciences avaient à l’origine et qu’ils ont toujours eu dans toute civilisation traditionnelle. Notons à ce propos une formule assez intéressante citée par M. Valli : dans tout l’art médiéval, par opposition à l’art moderne, « il s’agit de l’incarnation d’une idée, non de l’idéalisation d’une réalité » ; nous dirions d’une réalité d’ordre sensible, car l’idée est aussi une réalité, et même d’un degré supérieur ; cette « incarnation de l’idée » dans une forme, ce n’est pas autre chose que le symbolisme même.

D’autres ont émis une objection vraiment comique : il serait « vil », prétendent-ils, d’écrire en « jargon », c’est-à-dire en langage conventionnel : ils ne voient évidemment là qu’une sorte de lâcheté et de dissimulation. À vrai dire, peut-être M. Valli lui-même a-t-il insisté trop exclusivement, comme nous l’avions déjà noté, sur la volonté qu’avaient les « Fidèles d’Amour » de se cacher pour des motifs de prudence ; il n’est pas contestable que cela ait existé en effet, et c’était une nécessité qui leur était imposée par les circonstances ; mais ce n’est là que la moindre et la plus extérieure des raisons qui justifient l’emploi qu’ils ont fait d’un langage qui n’était pas seulement conventionnel, mais aussi et même avant tout symbolique. On trouverait des exemples analogues dans de tout autres circonstances, où il n’y aurait eu aucun danger à parler clairement si la chose avait été possible ; on peut dire que, même alors, il y avait avantage à écarter ceux qui n’étaient pas « qualifiés », ce qui relève déjà d’une autre préoccupation que la simple prudence ; mais ce qu’il faut dire surtout, c’est que les vérités d’un certain ordre, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer que symboliquement.

Enfin, il en est qui ont trouvé invraisemblable l’existence de la poésie symbolique chez les « Fidèles d’Amour », parce qu’elle constituerait un « cas unique », alors que M. Valli s’était attaché à montrer que, précisément à la même époque, la même chose existait aussi en Orient, et notamment dans la poésie persane. On pourrait même ajouter que ce symbolisme de l’amour a parfois été employé également dans l’Inde ; et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres « voiles » ont été employés également dans les expressions poétiques du Soufisme, y compris celui du scepticisme, dont on peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales « sources » islamiques de la Divine Comédie.

Quant à l’obligation imposée à tous les membres d’une organisation initiatique d’écrire en vers, elle s’accordait parfaitement avec le caractère de « langue sacrée » qu’avait la poésie ; comme le dit très justement M. Valli, il s’agissait de tout autre chose que de « faire de la littérature », but qui n’a jamais été celui de Dante et de ses contemporains, lesquels, ajoute-t-il ironiquement, « avaient le tort de n’avoir pas lu les livres de la critique moderne ». À une époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes, chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond.

Pour ce qui est des remarques nouvelles faites par M. Valli et qui ouvrent la voie à d’autres recherches, l’une d’elles concerne les rapports de Joachim de Flore avec les « Fidèles d’Amour » : Fiore est un des symboles les plus usités dans la poésie de ceux-ci, comme synonyme de Rosa ; et, sous ce titre de Fiore, une adaptation italienne du Roman de la Rose a été écrite par un Florentin nommé Durante, qui est presque certainement Dante lui-même (1). D’autre part, la dénomination du couvent de San Giovanni in Fiore, d’où Giocchino di Fiore prit son nom, n’apparaît nulle part avant lui ; est-ce lui-même qui la lui donna, et pourquoi choisit-il ce nom ? Chose remarquable, Joachim de Flore parle dans ses œuvres d’une « veuve » symbolique, tout comme Francesco da Barberino et Boccace, qui appartenaient l’un et l’autre aux « Fidèles d’Amour » ; et nous ajouterons que, de nos jours encore, cette « veuve » est bien connue dans le symbolisme maçonnique. À ce propos, il est fâcheux que des préoccupations politiques semblent avoir empêché M. Valli de faire certains rapprochements pourtant très frappants ; il a raison, sans doute, de dire que les organisations initiatiques dont il s’agit ne sont pas la Maçonnerie, mais, entre celle-ci et celles-là, le lien n’en est pas moins certain ; et n’est-il pas curieux, par exemple, que le « vent » ait, dans le langage des « Fidèles d’Amour », exactement le même sens que la « pluie » dans celui de la Maçonnerie ?

 

1 — Dante n’est en effet qu’une contraction de Durante, qui était son véritable nom.

 

Un autre point important est celui qui concerne les rapports des « Fidèles d’Amour » avec les alchimistes : un symbole particulièrement significatif à cet égard se trouve dans les Documenti d’Amore de Francesco da Barberino. Il s’agit d’une figure dans laquelle douze personnages disposés symétriquement, et qui forment six couples représentant autant de degrés initiatiques, aboutissent à un personnage unique placé au centre ; ce dernier, qui porte dans ses mains la rose symbolique, a deux têtes, l’une masculine et l’autre féminine, et est manifestement identique au Rebis hermétique. La seule différence notable avec les figures qui se rencontrent dans les traités alchimiques est que, dans celles-ci, c’est le côté droit qui est masculin et le côté gauche féminin, tandis qu’ici nous trouvons la disposition inverse ; cette particularité semble avoir échappé a M. Valli, qui pourtant en donne lui-même l’explication, sans paraître s’en apercevoir, lorsqu’il dit que « l’homme avec son intellect passif est réuni à l’Intelligence active, représentée par la femme », alors que généralement c’est le masculin qui symbolise l’élément actif et le féminin l’élément passif. Ce qui est le plus remarquable, c’est que cette sorte de renversement du rapport habituel se trouve également dans le symbolisme employé par le tantrisme hindou ; et le rapprochement s’impose plus fortement encore lorsque nous voyons Cecco d’Ascoli dire : « onde io son ella », exactement comme les Shâktas, au lieu de So’ham, « Je suis Lui » (le Ana Hoa de l’ésotérisme islamique), disent Sâ’ham, « Je suis Elle ». D’autre part, M. Valli remarque que, à côté du Rebis figuré dans le Rosarium Philosophorum, on voit une sorte d’arbre portant six couples de visages disposés symétriquement de chaque côté de la tige et un visage unique au sommet, qu’il identifie avec les personnages de la figure de Francesco da Barberino ; il semble bien s’agir effectivement, dans les deux cas, d’une hiérarchie initiatique en sept degrés, le dernier degré étant essentiellement caractérisé par la reconstitution de l’Androgyne hermétique, c’est-à-dire en somme la restauration de l’« état primordial » ; et ceci s’accorde avec ce que nous avons eu l’occasion de dire sur la signification du terme de « Rose-Croix », comme désignant la perfection de l’état humain. À propos de l’initiation en sept degrés, nous avons parlé, dans notre étude sur L’Ésotérisme de Dante, de l’échelle à sept échelons ; il est vrai que ceux-ci, généralement, sont plutôt mis en correspondance avec les sept cieux planétaires, qui se réfèrent à des états supra-humains ; mais, par raison d’analogie, il doit y avoir, dans un même système initiatique, une similitude de répartition hiérarchique entre les « petits mystères » et les « grands mystères ». D’autre part, l’être réintégré au centre de l’état humain est par là même prêt à s’élever aux états supérieurs, et il domine déjà les conditions de l’existence dans ce monde dont il est devenu maître ; c’est pourquoi le Rebis du Rosarium Philosophorum a sous ses pieds la lune, et celui de Basile Valentin le dragon ; cette signification a été complètement méconnue par M. Valli, qui n’a vu là que des symboles de la doctrine corrompue ou de « l’erreur qui opprime le monde », alors que, en réalité, la lune représente le domaine des formes (le symbolisme est le même que celui de la « marche sur les eaux »), et le dragon est ici la figure du monde élémentaire.
 
 
 







M. Valli, tout en n’ayant aucun doute sur les rapports de Dante avec les Templiers, dont il existe des indices multiples, soulève une discussion au sujet de la médaille du musée de Vienne, dont nous avons parlé dans L’Ésotérisme de Dante ; il a voulu voir cette médaille, et il a constaté que ses deux faces avaient été réunies postérieurement et avaient dû appartenir tout d’abord à deux médailles différentes ; il reconnaît d’ailleurs que cette étrange opération n’a pas dû être faite sans quelque raison. Quant aux initiales F.S.K.I.P.F.T. qui figurent au revers, elles sont pour lui celles des sept vertus : Fides, Spes, Karitas, Justitia, Prudentia, Fortitudo, Temperantia, bien qu’il y ait une anomalie dans le fait qu’elles sont disposées en deux lignes par quatre et trois, au lieu de l’être par trois et quatre comme le voudrait la distinction des trois vertus théologales et des quatre vertus cardinales ; comme elles sont d’ailleurs jointes à des rameaux de laurier et d’olivier, « qui sont proprement les deux plantes sacrées des initiés », il admet que cette interprétation n’exclut pas forcément l’existence d’une autre signification plus cachée ; et nous ajouterons que l’orthographe anormale Karitas, au lieu de Charitas, pourrait bien avoir été nécessitée précisément par ce double sens. Du reste, nous avions signalé par ailleurs, dans la même étude, le rôle initiatique donné aux trois vertus théologales, et qui a été conservé dans le 18e degré de la Maçonnerie écossaise (1) ; en outre, le septénaire des vertus est formé d’un ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, ce qui indique suffisamment qu’il est constitué selon des principes ésotériques ; et enfin il peut, tout aussi bien que celui des « arts libéraux » (divisé, lui aussi, en trivium et quadrivium), correspondre aux sept échelons auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, d’autant plus que, en fait, la « Foi » (la Fede Santa) figure toujours au plus haut échelon de l’« échelle mystérieuse » des Kadosch ; tout cela forme donc un ensemble beaucoup plus cohérent que ne peuvent le croire les observateurs superficiels.

D’un autre côté, M. Valli a découvert, au même musée de Vienne, la médaille originale de Dante, et le revers de celle-ci présente encore une figure fort étrange et énigmatique : un cœur placé au centre d’un système de cercles qui a l’apparence d’une sphère céleste, mais qui n’en est pas une en réalité, et que n’accompagne aucune inscription (2). Il y a trois cercles méridiens et quatre cercles parallèles, que M. Valli rapporte encore respectivement aux trois vertus théologales et aux quatre vertus cardinales ; ce qui nous donnerait à penser que cette interprétation doit être exacte, c’est surtout la justesse de l’application qui est faite, dans cette disposition, du sens vertical et du sens horizontal aux rapports de la vie contemplative et de la vie active, ou de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel régissant l’une et l’autre, auxquels correspondent ces deux groupes de vertus, qu’un cercle oblique, complétant la figure (et formant avec les autres le nombre 8 qui est celui de l’équilibre), relie en une parfaite harmonie sous l’irradiation de la « doctrine d’amour » (3).

Une dernière note concerne le nom secret que les « Fidèles d’Amour » donnaient à Dieu : Francesco da Barberino, dans son Tractatus Amoris, s’est fait représenter dans une attitude d’adoration devant la lettre I ; et, dans la Divine Comédie, Adam dit que le premier nom de Dieu fut I (4), le nom qui vint ensuite étant El. Cette lettre I, que Dante appelle la « neuvième figure » suivant son rang dans l’alphabet latin (et l’on sait quelle importance symbolique avait pour lui le nombre 4), n’est évidemment autre que le iod, bien que celui-ci soit la dixième lettre dans l’alphabet hébraïque ; et, en fait, le iod, outre qu’il est la première lettre du Tétragramme, constitue un nom divin par lui-même, soit isolé, soit répété trois fois (5). C’est ce même iod qui, dans la Maçonnerie, est devenu la lettre G, par assimilation avec God (car c’est en Angleterre que s’opéra cette transformation) ; ceci sans préjudice des autres significations multiples qui sont venues secondairement se concentrer dans cette même lettre G, et qu’il n’est pas dans notre propos d’examiner ici.

 

1 — Dans le 17e degré, celui de « Chevalier d’Orient et d’Occident », on trouve aussi une devise formée de sept initiales, qui sont celles d’un septénaire d’attributs divins dont l’énumération est tirée d’un passage de l’Apocalypse.

2 — Ce cœur ainsi placé nous rappelle la figure, non moins remarquable et mystérieuse, du cœur de Saint-Denis d’Orques, représenté au centre des cercles planétaire et zodiacal, figure qui fut étudiée par M. L. Charbonneau-Lassay dans la revue Regnabit.

3 — On pourra, à ce propos, se reporter à ce que nous avons dit au sujet du traité De Monarchia de Dante dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel.

4 — Paradis, XXVI, 133.

5 — Est-ce par une simple coïncidence que le cœur de Saint Denis d’Orques, dont nous venons de parler, porte une blessure (ou ce qui paraît tel) en forme de iod ? Et n’y aurait-il pas quelques raisons de supposer que les anciennes figurations du « Sacré-Cœur » antérieures à son adoption « officielle » par l’Église, ont pu avoir certains rapports avec la doctrine des « Fidèles d’Amour » ou de leurs continuateurs ?

 

Il est à souhaiter vivement, tout en déplorant la disparition de M. Luigi Valli, qu’il trouve des continuateurs dans ce champ de recherches aussi vaste que peu exploré jusqu’ici ; et il semble bien qu’il doive en être ainsi, puisque, lui-même nous apprend qu’il a déjà été suivi par M. Gaetano Scarlata, qui a consacré un ouvrage (1) à l’étude spéciale du traité De vulgari eloquentia de Dante, livre « plein de mystères » aussi, comme Rossetti et Aroux l’avaient bien vu, et qui, tandis qu’il semble parler simplement de l’idiome italien, se rapporte en réalité à la langue secrète, suivant un procédé également en usage dans l’ésotérisme islamique, où, comme nous l’avons signalé en une autre occasion, une œuvre initiatique peut revêtir les apparences d’un simple traité de grammaire. On fera sans doute encore bien d’autres découvertes dans le même ordre d’idées ; et, même si ceux qui se consacrent à ces recherches n’y apportent personnellement qu’une mentalité « profane » (à la condition qu’elle soit pourtant impartiale) et n’y voient que l’objet d’une sorte de curiosité historique, les résultats obtenus n’en seront pas moins susceptibles en eux-mêmes, et pour ceux qui sauront en comprendre toute la portée réelle, de contribuer efficacement à une restauration de l’esprit traditionnel : ces travaux ne se rattachent-ils pas, fut-ce inconsciemment et involontairement, à la « recherche de la Parole perdue », qui est la même chose que la « queste du Graal » ?
 
 

1 — Le origini della letteratura italiana nel pensioro di Dante, Palermo 1930.

 



 

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